Aurélien Débat
27.11.2022

Entre bâtons et élastiques

Discussion avec Aurélien Débat, à l’occasion de sa deuxième résidence au Bel Ordinaire, en préparation de l’exposition qui aura lieu en septembre 2023. Assis dans la cuisine collective du lieu — entre deux couches de peinture sur les 30 000 bâtonnets qui constitueront les éléments de structure de l’exposition — nous échangeons sur l’hybridité de sa pratique et la diversité des champs des arts visuels qu’il explore, entre illustration, architecture, design graphique, scénographie et fabrication d’objets.

Adèle Chaplain Ta formation d’illustration et ton début de carrière comme illustrateur jeunesse semblent bien loin de ta pratique actuelle. Comment la définis-tu ?

Aurélien Débat J’ai toujours eu du mal à la définir. Je dis souvent que je suis illustrateur, car c’est ma formation et j’assume cette appellation. Je ne me sens pas forcément légitime à dire que je suis designer ou artiste. Alors, si je dois définir mon travail, je décrirai plutôt ce que je fais, qui est effectivement au croisement de plusieurs pratiques. Il y a de l’installation, de l’édition, du jouet, de la scénographie… Même dans le design, il y a un monde entre ceux qui font du design industriel, et des personnes comme Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage qui ont une pratique étrange entre l’art et le design. Quant à la définition classique de l’illustration, elle entretient un grand rapport avec la narration, le fait de raconter en image. Ma pratique s’éloigne de plus en plus du dessin, qui devient juste un outil préparatoire à du volume ou un dispositif de jeu. Même dans mes manières de dessiner, j’utilise de plus en plus d’outils de tracés vectoriels, pour faire des plans ou des grilles de combinaisons par exemple. Le dessin constitue moins une finalité, et j’y trouve moins de plaisir. Je pense d’ailleurs que je n’ai jamais dessiné uniquement pour le plaisir. Je n’ai pas de pratique de carnet de croquis, de représentation. C’est un moyen d’exprimer des choses, ça a pu passer et ça passe toujours aujourd’hui par là, mais c’est surtout un outil. Cela m’arrive encore de faire des images pour la presse ou une commande, mais c’est extrêmement rare, et je pense que dans ma pratique personnelle cela doit faire dix ans que je n’ai pas dessiné une figure humaine. Alors que mes premiers travaux en sortant d’école étaient très classiques, car c’était ce à quoi me destinait ma formation aux Arts Décoratifs : être capable de tout dessiner et d’illustrer un texte. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux outils modulaires.

Vue de la première exposition au centre d’art Mille Formes, Clermont Ferrand, 2021.

A.C. J’ai le sentiment que la recherche d’un style personnel cristallise ces questions autour des définitions de nos pratiques en tant qu’artistes ou designers. Certains affirment que le designer ne devrait pas avoir d’écriture trop personnelle, d’autres la recherchent quitte à y être enfermés…

A.D. Personnellement, je ne suis pas certain d’avoir un style de dessin. J’espère qu’il y a quelque chose de cohérent dans l’ensemble de mes travaux, mais je ne saurais pas définir un style, contrairement à Benoît Bonnemaison-fitte dit Bonnefrite par exemple, dont on reconnaît immédiatement le dessin. S’il y a une notion de style, elle existe peut-être dans la manière d’aborder des sujets qui m’intéressent, de les représenter. Il y a toujours quelque chose qui passe par l’outil, la fabrication. Par exemple, pour Tamponville, le fait d’accumuler, superposer des images, des périodes, des styles, correspond à la manière dont se construit une ville. Elle n’est jamais faite par les mêmes personnes, où alors c’est très rare et très étrange. Le tampon fonctionnait très bien avec cette idée, parce que l’objet et son utilisation correspondent à cela. Cette importance de la fabrication est également présente dans les images de pièces montées pour Fontevraud, car il y a un rapport entre la sculpture et le jeu, on superpose et on combine des éléments. De même pour la résidence à Arromanches sur les bunkers qui s’enfoncent dans le sable. J’en ai fait une série de dessins, mais le principal tenant du projet était le seau de plage : on pouvait faire des moulages de bunkers en sable sur la plage. Très vite, quand la mer arrivait, ils s’autodétruisaient et en l’espace de trois minutes, on assiste à ce qui se passe dans la réalité en une cinquantaine d’années. Quand un sujet m’est donné, je vais chercher une manière formelle de le représenter, c’est-à-dire à la fois dans la forme et dans la technique de fabrication.

Vue de l’exposition Pièces montées, Abbaye royale de Fontevraud, 2018.

A.C. Cela te pose-t-il des problèmes de ne pas attacher d’importance à définir ta pratique ?

A.D. Je ne sais même pas. Une fois devant le fait accompli, je crois que les gens ne se posent pas la question. C’est flagrant chez les enfants, qui peuvent apprécier un livre ou une œuvre sans se demander à aucun moment si ça leur est destiné ou pas. Ceux que cela dérange sont peut-être les personnes qui ont besoin de te classer. Par exemple, certaines librairies qui pourraient avoir du mal à ranger ton travail : dans le rayon jeunesse, art, adulte ou un éditeur qui hésite à publier un livre qu’on ne saura pas classer en librairie… Mais justement, l’intérêt réside dans le fait qu’il existe plein de ponts, beaucoup d’endroits qui créent des passerelles entre toutes ces pratiques, comme ici au Bel Ordinaire. Souvent, surtout pour les projets d’installations, mon travail consiste à créer des liens avec les publics, en particulier les publics jeunesse.

Détails de recherches de teintes pour peindre les bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Oui, quelque chose se crée en temps réel : des dispositifs participatifs, comme les cabanes pour la compagnie En attendant… ou l’exposition Bâtons et élastiques que tu prépares au Bel Ordinaire. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette approche ?

A.D. Je pense que c’est lié à mon intérêt pour l’outil, qui est arrivé avec les tampons. Cela rejoint ma grande préoccupation qui est de réunir des conditions et un environnement propices à la création. Créer des langages graphiques et des systèmes d’écriture sont des recherches qui m’animent fortement. Cela peut paraître prétentieux parce que je n’ai aucune maîtrise de la typo mais cette idée se rapproche pour moi du travail d’un typographe qui dessine un caractère. Par la suite, ce que les gens en font ne lui appartient plus, ils peuvent faire des trucs tout pourris, écrire des choses atroces. Ce qui me plaît là-dedans, c’est que le typographe disparaît. Par exemple, tout le monde utilise une Helvetica sans jamais savoir qui l’a dessinée. Ce n’était pas facile quand j’ai commencé à travailler comme ça, d’accepter que le résultat obtenu avec le langage que tu as dessiné ne dépend plus de toi. Tu es obligé de lâcher prise et d’accepter qu’ils fassent peut-être n’importe quoi avec tes cabanes, tout casser. Dans mes premiers dispositifs participatifs, c’était un peu difficile de voir les choses sur lesquelles j’avais travaillé, être utilisées à des fins que je n’avais pas forcément prévues.

Détails d’un test de structure pour l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Dans un entretien de Fanette Mellier publié chez B421, elle évoque les différences entre les pratiques d’illustration et de design graphique, se trouvant elle-même dans une position intermédiaire à mon sens. Aujourd’hui, il existe énormément de personnes qui ont une pratique transversale, font de l’illustration, ou en tout cas de l’image dessinée, et savent par ailleurs gérer des projets de design éditorial.

A.D. On voit passer, même au sein de maisons d’édition très chouettes, des illustrateurs et illustratrices qui n’ont aucune idée de la manière dont sont fabriqués les livres, et n’utilisent pas ce support pour travailler. Mais il existe quelques personnes qui travaillent avec — comme Bastien Contraire ou tous les anciens de la revue Belles Illustrations, ceux qui ont participé à la revue Lagon par la suite, comme Sammy Stein. Ces personnes sont aussi imprimeurs, et s’intéressent profondément à la fabrication. J’évoquais également Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage, qui ont une formation de designers, mais une pratique de création d’images — même si ce n’est pas de l’illustration stricte. Quand je suis sorti de l’école, j’ai fait presque uniquement des travaux de commandes en presse et édition jeunesse, mais je n’y connaissais rien du tout à l’impression. J’avais fait de la sérigraphie, mais je ne connaissais pas l’offset. Par ailleurs, il y a peu d’éditeurs qui te laissent une marge de manœuvre sur la fabrication ou qui ont le loisir de t’impliquer dans ce processus. Souvent, quand les livres sont fabriqués, on te propose deux sortes de papier, et pour avoir un ton direct en plus c’est compliqué. Personnellement, j’ai découvert tout ça en faisant de l’auto-édition, des fanzines et en travaillant en tant que graphiste, par exemple avec Patrick Lindsay pour Châteauvallon. Ces projets nous ont permis d’aller chez l’imprimeur, de comprendre comment le processus fonctionne, de dialoguer avec lui et d’utiliser l’économie de la fabrication. Quand tu es gestionnaire d’un budget de fabrication, tu peux, avec l’imprimeur, faire en sorte de trouver des solutions pour optimiser ton projet, jouer avec ces contraintes de fabrication. Ce qui est génial.

A.C. Dans l’installation 1,2,3 cabanes ! pour la compagnie de théâtre dijonnaise En attendant…, tu pars d’un concept très large et tu finis par discuter des moindres détails de réalisation, en passant par la création d’un système de scénographie modulaire. Est-ce important pour toi d’avoir le « contrôle » sur tous ces aspects ?

A.D. Rencontrer d’autres personnes, qui ont d’autres métiers, m’intéresse énormément. J’aime comprendre comment tout le système technique fonctionne et c’est beaucoup plus intéressant que de se contenter d’envoyer quelque chose qui doit être réalisé. Cette compréhension des aspects techniques me semble très importante pour adapter son projet. Souvent, on a une idée en tête, elle n’est pas réalisable, mais en comprenant comment les autres métiers fonctionnent, on trouvera des solutions. Par exemple, lors du projet des sérigraphies pour Fontevraud, mon but était de faire des grandes images avec plusieurs couleurs. La sérigraphie est un système d’impression industriel, pour faire des séries et non des images uniques. Il y a un budget, et le plus cher est de faire un écran et le calage. En revanche, si tu comprends que tu peux, à l’imprimerie, combiner les impressions, retourner les papiers et que tu construis des images en fonction de ce système-là, tu peux obtenir vingt-cinq images différentes avec seulement quatre écrans.

A.C. Tu t’amuses donc à construire tes images selon les contraintes techniques.

A.D. Oui, les contraintes deviennent un jeu. Lorsque tu commences à utiliser ce jeu, ces modules, tu arrives dans une dimension nouvelle qui est l’aléatoire et qui devient amusante. Tu obtiens des images, des combinaisons auxquelles tu ne t’attendais pas. Cela me donne les mêmes sensations que celles que j’ai pu avoir en testant l’animation. Le travail est très laborieux, image par image, mais à la fin tu appuies sur play et là, il y a du mouvement.

A.C. Contrôler des champs de compétences très divers fait ainsi partie de ton travail. Tu sembles même avoir des sensibilités en typographie. Cela t’arrive-t-il encore souvent de travailler avec des designers comme Patrick Lindsay, ou choisis-tu aujourd’hui des projets pour lesquels tu n’as pas besoin d’un travail de graphisme, trop loin de tes compétences ?

A.D. Non, pas vraiment. J’ai travaillé en atelier avec des graphistes qui m’ont montré certaines manières de faire, mais je suis très mauvais. Je ne ferai jamais un travail d’identité graphique ou de communication sans travailler avec un graphiste. Je suis incapable de mettre en page un programme. Quand je travaille avec Patrick, j’ai bien sûr un avis sur la maquette et ce dont on a envie. J’ai un rôle important dans la fabrication et la conception de l’objet : comment il se découpe, comment il se lit. Mais ici, je crois que l’on est dans un travail d’édition, de rapport texte/image, de rythme…

Détails de peinture des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Avec le recul, es-tu content de ta formation en illustration aux Arts Décoratifs de Strasbourg ?

A.D. Oui ! Même si l’atelier illustration était très spécifique, centré sur l’image narrative, on était dans une école d’art, donc mes amis d’étude ne font pas uniquement de l’illustration et j’ai pu croiser d’autres pratiques. C’est une école dans laquelle tu es très libre : du savoir et un environnement techniques sont mis à ta disposition pour faire des projets personnels. On est dans une démarche d’apprentissage et de remise en question permanents, que l’on peut poursuivre toute sa vie.

A.C. Est-ce cette manière de travailler qui t’a donné les clés plus tard pour ouvrir ta pratique à une conception plus large de l’illustration, qui t’a donné envie d’aller voir des imprimeurs par exemple ?

A.D. Pas directement non, parce qu’au début je n’étais pas intéressé par cela, et je n’en avais pas connaissance. En sortant de l’école, j’étais très formaté par cette manière de dessiner, de construire des histoires narratives, même si dans mes projets de diplôme, on retrouvait une pratique un peu transversale, en lien avec la forme. Cette ouverture est arrivée plus tard, à un moment où j’en avais marre de répondre à des commandes. J’ai commencé à faire des fanzines et de l’auto-édition, c’est venu de là.

A.C. Aujourd’hui, la micro-édition semble être un champ qui permet de cultiver ce dialogue entre design éditorial et illustration narrative, ou dessin en général. À mon sens, faire du design consiste à jouer avec les contraintes et connaissances techniques et faire des choix qui concernent différents aspects d’un même projet.

A.D. Concernant la micro-édition, c’était encore différent à mon époque. Déjà, il n’y avait pas la risographie, qui est apparue en France dans les années 2010. Avec la risographie, tu quittes ce réflexe d’entrer un fichier dans une machine qui t’en sort une image. Elle est un mélange entre la sérigraphie et une imprimante classique, et les mélanges de couleurs ne sont pas les mélanges habituels. Alors, il faut composer avec cela et elle te pousse à tester des choses. En revanche, il commence à y en avoir vraiment beaucoup, alors c’est intéressant de voir des personnes expérimenter d’autres techniques aujourd’hui. Toujours est-il que pour le fanzinat, l’auto-édition est vraiment intéressante, car tu dois gérer le budget de ton objet du début à la fin : à quel prix le vendre, comment l’imprimer et le fabriquer. Tu réfléchis à comment utiliser les machines et leur potentialités pour en tirer le maximum. Je crois que c’est presque ce qui m’intéresse le plus, davantage que de faire le livre. En ce sens, si le design est défini par une idée de rapport entre des contraintes de fabrication, de série et la conception d’objets singuliers… oui, on peut considérer que je fais du design.

Vue du résultat de la production des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, 2022, Bel Ordinaire.
Pour continuer :

Vincent Zonca → La mousse, partenaire de vie et de pensée
FormaBoom → L’école est finie
/la-mousse-partenaire-de-vie-et-de-pensee/

Vincent Zonca
16.12.2021

La mousse, partenaire de vie et de pensée

Durant un semestre, nous, étudiants en DNSEP design graphique, accompagnés de Grégory Ambos, avons questionné nos manières de voir, de représenter et de parler du monde vivant. Dans le cadre de ces Ateliers du voir, j’ai choisi de mener mon enquête sur les mousses. Intéressée par l’approche transdisciplinaire de l’essayiste Vincent Zonca sur le lichen, son sujet d’étude, je souhaitais le questionner à propos des mousses. Nous nous sommes rencontrés une première fois, avec ma classe, pour qu’il nous présente l’enquête qu’il a menée sur le lichen et sa restitution éditoriale : Lichen. Pour une résistance minimale.

Coline Houot Mousses et lichens sont deux êtres vivants ubiquistes1 qui s’étendent sur diverses surfaces de notre environnement. Communs et discrets, par la dimension banale à laquelle ils sont rattachés, ils se noient dans notre perception du réel. Mais c’est bien cela qui me captive : leur ténacité à se déployer dans l’ombre, avec modestie. Cette banalité me rappelle le mot « endotique » employé dans ton livre et extrait de l’ouvrage de Georges Perec, L’Infra-ordinaire. Pourquoi rattacher nos vivants à ce terme ?

Vincent Zonca Tout d’abord, je ne suis pas spécialiste des mousses. D’un point de vue biologique, mousses et lichens n’ont pas du tout le même fonctionnement. Mais sur les plans esthétique, éthique et philosophique, nous retrouvons, chez ces deux vivants, de nombreuses convergences.
  Durant un certain temps, les plantes ont quelque peu été les grandes abandonnées des discours écologiques. Dans le monde occidental, les lichens ont été associés aux mousses jusqu’au XVIIIe siècle. Longtemps, nous avons rangé dans la même classe lichens et mousses simplement parce que morphologiquement les deux se ressemblaient. L’invention du microscope nous a permis de mieux les connaître, les comprendre et donc distinguer le lichen des autres espèces. Les mousses sont légèrement plus connues que ce dernier. Bien qu’elles aient une grande variété de formes, nous savons les reconnaître, les nommer. Elles font tout de même partie du moins connu dans le moins connu.
  J’ai découvert tardivement la notion d’endotique, en lisant Georges Perec et en partant au Brésil, je me suis demandé ce qui m’intéressait dans la nature brésilienne et dans le lichen. À travers mes lectures de Perec, mais aussi de Jean-Jacques Rousseau et Antoine Emaz, j’ai réalisé que la biodiversité peut être incroyable à proximité et que l’on peut déceler de l’exotique dans le familier. Cette notion d’endotique m’a été fondamentale parce qu’elle permet de faire un système d’opposition, de rappeler que l’on peut trouver de l’exotique dans le quotidien. Les mousses et le lichens font partie de l’inconnu dans le connu, et si nous étions véritablement connectés à notre territoire sur les différents plans (nature, culture, etc.), nous pourrions davantage repérer l’exotique. Ce changement de vision est le point de départ à adopter. Perec explique également que « peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. » Il ne s’agit pas de faire de l’anthropologie des indigènes en Amazonie, mais de faire aussi de l’anthropologie de nous-même et de renverser notre regard. Il ajoute ceci : « Non plus l’exotique, mais l’endotique. Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. » Et j’aimerais te partager une citation de Rousseau : « Selon moi, le plus grand agrément de la botanique est de pouvoir étudier et connaître la nature autour de soi, plutôt qu’aux Indes. »

secrecto

Coline Houot, Impression CNC, stylo plume, encre noire, 2021.

humideverso

Coline Houot, Impression CNC, stylo plume, encre noire, humidification du papier, 2021.

C.H. Ces penseurs insistent sur l’acte d’apprendre à vraiment connaître ce qui nous entoure et nous est familier avant de se tourner vers un pur exotisme.

V.Z. Et je pense qu’il en va aussi de la question de la globalisation de la mondialisation. Nous pouvons d’ailleurs parler d’une mondialisation du vivant et du voir. Nous sommes tellement pris par les réseaux, qu’il est facile d’échanger avec des botanistes du monde entier. Mais la mondialisation nous incite à nous déterritorialiser. Pourtant, je pense qu’il faut savoir s’ancrer pour mieux se connecter au reste et je perçois un positionnement du vivant lié à un contexte actuel.

C.H. Pour toi, la globalisation du monde peut être autant bénéfique que néfaste et dangereuse ?

V.Z. Je pense qu’il faut bien savoir s’articuler, ne pas partir dans le vertige de la mondialisation — pas seulement en terme économique, mais aussi en terme de flux, de communication. Il est très facile de vivre en se dématérialisant, en se virtualisant à travers nos appareils numériques. Néanmoins, il faut savoir, réapprendre à faire territoire, comme la mousse. Ce territoire est une articulation très nette entre le local et le global et, de mon point de vue, nous ne pouvons faire impasse sur aucun des deux. Il y a beaucoup d’ouvrages sur la question environnementale qui cherchent à s’ancrer dans ou à la marge du territoire dans lequel nous habitons. Pour moi, l’important réside dans l’articulation des deux et comme la mousse, de faire son territoire.

C.H. En parallèle de ton travail d’écriture, via ton Instagram (@lemondeestunlichen) et les photographies de différentes espèces de lichens, tu sembles accorder une place importante à la dimension matérielle de ton vivant. Peut-on vraiment parler de matérialité de ces vivants et cette matérialité est-elle liée à l’attrait esthétique qu’ils peuvent stimuler chez nous ?

V.Z. La beauté est une notion très subjective et durant de nombreux siècles, les botanistes parlaient souvent de beauté des plantes avec un soubassement religieux, notamment chrétien, comme pour montrer la beauté de la création divine.
  Personnellement, je dirai que la beauté des plantes, du lichen est la complémentarité de deux choses. D’abord, on retrouve tout un répertoire de formes, de couleurs et de textures liées à cette matérialité dont tu parles. Ces caractéristiques ont fait du lichen un sujet pour les artistes — particulièrement les sculpteurs, les brodeurs, les graveurs — qui, en cherchant à traduire artistiquement ces vivants, ont fait ressortir et ont joué avec cette matérialité. Le lichen, la mousse sont des structures complexes, molletonnées, qui attisent chez nous, je trouve, des pulsions tactiles. C’est pourquoi j’aime dire que ces vivants se touchent, se croquent ! On oublie souvent la question du toucher, mais c’est en cela que réside une forme de beauté.
  Ensuite, et c’est ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est que l’on puisse voir dans la nature des œuvres d’art ou autrement dit, voir des images qui font œuvre d’art. Au départ, j’étais fasciné par les affiches déchirées dans la rue — très à la mode dans les années 1970 chez les nouveaux réalistes comme Jacques Villeglé. Bien sûr, ici, ce sont des «  productions humaines » mais on peut se poser les mêmes questions : comment des objets ou des êtres vivants, n’étant pas prévus pour cela, peuvent faire image, faire art ? Ces images naturelles, la forme du lichen, les traces sur la pierre… font appel à l’inconscient et dépassent la vertu psychanalytique pour toucher à la vertu de sensibilité.
  On retrouve donc ces deux aspects dans ce qui fait beauté chez nos vivants : d’une part le tactile, et d’autre part la notion d’image naturelle — comment une forme subjective, pas totalement reconnaissable, fait appel à notre inconscient et à notre imagination ?

lichenSam

Grand lichen, Saint Agrève, 2022.

C.H. Lorsque j’ai commencé mon enquête, j’ai remarqué que les mousses ne s’inscrivaient pas dans la même temporalité que d’autres vivants. Véritables bio-récepteurs, leur développement n’est pas soumis aux saisons, mais à la qualité ou au taux d’humidité dans l’air par exemple. Elles fonctionnent comme des éponges. Ne possédant ni de vrais vaisseaux conducteurs, ni de véritables racines, ni d’organes de stockage, elles ont développé la capacité de supporter une période de sécheresse en cessant toute activité métabolique. Pour résister à la dessiccation, elles appliquent leurs feuilles contre la tige ou retournent leur thalle et prennent alors une apparence brune et rabougrie. C’est impressionnant d’observer cette phase de « dormance » qui peut perdurer jusqu’à une trentaine d’années pour certaines espèces. Au retour de l’humidité, toutes leurs cellules se gorgent très rapidement d’eau, les feuilles se déploient et reprennent leur couleur verte : elles reviennent à la vie. Ces réactions particulières me donnent l’impression que bien que nous vivions dans les mêmes espaces, ils sembleraient que nous soyons calés sur deux fréquences temporelles différentes. Pourtant, dans son livre La vie des plantes, l’écrivain Emanuele Coccia décrit les plantes comme des partenaires de vie et de pensée. Il est vrai qu’en menant cette enquête, les mousses m’ont fait me questionner sur ma façon de vivre et notamment sur mon rythme de vie. Comment perçois-tu cette notion de temporalité et le parallèle mousse/homme ?

V.Z. J’aime beaucoup cette idée de considérer le vivant, les mousses comme partenaire de pensée. C’est une réaction à la mode en ce moment, mais cela a la vertu de nous rapprocher au plus près du vivant. Lorsqu’Antoine Emaz écrit son poème « Autoportrait en végétal », on observe une tentative de voir le végétal comme miroir, comme autoportrait, comme essence même.
  Sur cette notion de temporalité, nous savons que le lichen et la mousse se développent très lentement. Ce qui me semble intéressant est d’essayer de se rapprocher d’organismes fonctionnant de façons très différentes des nôtres. Et c’est ce qui m’amène à parler maintenant de la notion d’échelle, rapportée à ce qu’on appelle la biodiversité négligée — ce que l’on regarde le moins : la mousse, le lichen, les insectes. Comment se familiariser avec ces organismes vivants à des échelles temporelles, mais aussi spatiales, radicalement différentes des nôtres ? Comment réussir à comprendre la mousse ou le lichen, s’ils sont cinquante fois plus petits et poussent à une vitesse de deux millimètres par an ? Autour de cela gravitent des questions philosophique, éthique, écologique, artistique… D’ailleurs, en imaginant son portrait en végétal, Emaz propose un modèle alternatif à une société qui est dans la fuite, l’accélération du temps liée à la question de mondialisation débridée dont nous parlions précédemment.

historiaMuscorum

Jacob Dillenius, Historia Muscorum, 1741.

C.H. En parallèle de ce que tu dis, j’aimerais citer un passage qui m’a marqué dans ton livre. Tu y expliques ce qu’est le wabi sabi, terme japonais : « Le temps ne doit être vu ou vécu comme une fuite, une perte ou une nostalgie, mais comme une évolution constructive ». Dans ce livre, tu parles également de notre ou de nos relations aux vivants et entre vivants.

V.Z. En effet, nous fantasmons et nous projetons nos représentations dans la nature. Un des mots devenant à la mode pour penser l’écologie est celui de « symbiose ». Le vivant est entremêlé, entrelacé, connecté, vit à tout instant dépendant d’autres organismes. Nous avons souvent tendance à projeter dans cette symbiose une forme d’idéalisme horizontal. Cette façon de penser fait écho à l’Hypothèse Gaïa où le vivant est considéré comme interdépendant mais à bénéfice systématiquement mutuel pour assurer un équilibre global. Il peut y avoir des déséquilibres, mais la nature saura tout le temps se rééquilibrer.
  Cela, j’y crois, mais jusqu’à un certain point seulement, il est important de nuancer son point de vue sur ces questions de symbiose et de bénéfice mutuel. Par exemple, le lichen est issu d’une symbiose entre un champignon et une algue, qui, à l’œil nu, ne forme qu’un. Ce n’est qu’au microscope que l’on parvient à identifier les deux séparément. Ici, je pense qu’il est difficile de qualifier jusqu’à quel point c’est un bénéfice mutuel ou à quel moment cela dérive vers une sorte de parasitisme. Pour te répondre plus directement, les dernières théories actuelles font état qu’au sein du lichen, c’est comme si le champignon, qui cultive les algues, crée une forme de dépendance des algues envers lui pour mieux recevoir le bénéfice de leur photosynthèse. Comme si c’était un partenariat orienté. Ma position est de dire que le vivant est en symbiose, en définissant « symbiose » comme « vivre ensemble ». Ce n’est pas la définition du mot sur laquelle s’accordent tous les scientifiques. En France, on associe la symbiose à une forme de mutualisme. Le plus important est de poser le fait que le vivant est en interaction.

C.H. Ces derniers mots me font rebondir sur cet extrait du livre d’Emanuele Coccia où il parle de relation des plantes : « Une substance est unifiée parce qu’elle est tout entière traversée d’un certain souffle par lequel le tout est tenu ensemble, reste ensemble et peut être en sympathie avec soi-même. Se mélanger sans se fondre signifie partager le même souffle. Il faut prêter attention à l’unité d’un corps vivant : les organes ne sont pas simplement juxtaposés, ni ne sont matériellement liquéfiés les uns dans les autres. S’ils constituent un corps, c’est parce qu’ils partagent le même souffle. De même pour le cosmos : être dans le monde signifie toujours partager non pas une identité, mais un même souffle (pneuma). ‹ Il y a un souffle qui meut soi-même vers soi-même et de soi-même › (Jean Stobée, Eclogarum physicarum et bthicarum libre duo, I, XII, 4) : telle est la dynamique du monde, son rythme immanent. Le souffle c’est l’art du mélange, ce qui permet à tout objet de se mélanger au reste des choses, de s’y immerger. […] Le monde est la matière, la forme, l’espace et la réalité du souffle. Les plantes sont le souffle de tous les êtres vivants, le monde en tant que souffle. Inversement, tout souffle est l’évidence du fait qu’être-au-monde est une expérience d’immersion. Respirer signifie être plongé dans un milieu qui nous pénètre au même titre et avec la même intensité que nous le pénétrons. Tout être est un être mondain s’il est immergé dans ce qui s’immerge en lui. La plante est ainsi le paradigme de l’immersion. » Ce texte nous rappelle que tous les vivants font partie d’un même ensemble et leurs modifications participent à une quête d’équilibre — un équilibre souvent mis en danger par l’Homme et ses actes éhontés. Pour reprendre les mots d’Emanuele Coccia en les rattachant plus précisément à notre enquête, pourquoi peut-on dire que la mousse est « le paradigme de l’immersion » ? Selon moi, la mousse agit aveuglément et d’après des causes que nous pouvons qualifier d’excitations. Celles-ci nous sensibilisent à l’idée de nous inclure à notre environnement, dans lequel tout est échange et accueil du monde tel qu’il est, dans sa temporalité, et non domination. Quel est ton point de vue sur cette question de « paradigme de l’immersion » à propos de la mousse, du lichen ?

V.Z. Je trouve la fin de la citation très belle et elle prend tout son sens lorsqu’on pense à la respiration des plantes. Que les plantes puissent brasser le monde par le phénomène de photosynthèse prouve qu’elles sont des organismes d’immersion.
  Les lichens et les mousses, contrairement à nous ou aux plantes vasculaires, n’ont pas de pores dans la peau ou de système de filtrage de l’air qu’ils reçoivent (les cuticules de protection) — comme les champignons, ils stockent les polluants. C’est pour cela qu’en ville nous ne retrouvons que certaines espèces de lichens qui apprécient ces polluants et que dès que la composition de l’air change, nous observons une disparition de certaines espèces. Ces réactions nous permettent de dire que le lichen, la mousse, est un organisme d’immersion, puisqu’il est pur accueil du monde.
  Ce qui est en jeu, derrière la citation poétique d’Emanuele Coccia, est que les plantes accueillent le monde par l’atmosphère et le régénèrent par la photosynthèse. La respiration des plantes, c’est la respiration du monde. À chaque instant, nous respirons des graines, des bactéries, de spores de champignons, de lichens. Nous respirons ces vies, la vie, et cela est la preuve même que nous sommes parfaitement immergés.

C.H. Lors de mes recherches, j’ai lu un article dont le titre était le suivant : « Les mousses ne meurent jamais ». Surprise par cette affirmation, je souhaitais y ajouter un point d’interrogation comme pour exprimer l’étonnement que cela introduit.

V.Z. Évidemment qu’elles meurent. Ça serait très idéaliste de dire que les mousses, comme les lichens, sont des organismes résistants qui ne meurent jamais. Mais te répondre comme cela est plat et inintéressant. Les mousses et les lichens ont cette vertu de pouvoir se dessécher, de pouvoir vivre dans un état de dessiccation et par la suite de revenir à la vie (en 2014, des scientifiques sont ainsi parvenus à « réanimer » des mousses prisonnières du pergélisol antarctique depuis 1500 ans). C’est justement le fruit de l’adaptation incroyable du vivant à des conditions extrêmes. J’aime beaucoup utiliser le mot « extrêmophile », pour dire qu’ils aiment ce qui est extrême, dans le sens où ils ont été créés (non au sens divin) pour ce genre d’écosystème difficile. C’est pour cela que nous retrouvons ces espèces dans des milieux urbains et dans des milieux où les conditions climatiques sont arides.

C.H. Poser son regard sur la banalité c’est l’extirper de son mutisme, voir ce qui était devenu invisible. Je me suis redécouverte et reconnue dans la perception, l’appréhension et l’occupation du monde à laquelle Coccia essaie de nous sensibiliser.

V.Z. Ce que tu dis sur le banal rattaché aux vivants est intéressant face aux problèmes urbains actuels. Nous cherchons à mettre du vert dans la ville sans même s’apercevoir que la ville est déjà verte. Non seulement parce qu’il y a du vert dans les interstices, mais aussi parce que nous, nous sommes natures. L’écologie urbaine doit prendre appui sur cette biodiversité déjà présente plutôt que d’essayer d’introduire de nouvelles espèces d’abord parce que ces espèces sont résistantes à ce genre de milieu et peuvent réparer des lieux. Nous appelons mycoremédiation l’action des plantes, des champignons à réparer des sols abîmés et les rendre à nouveau fertiles. Comme l’on raisonne beaucoup par opposition entre ville et campagne, nature et culture, pour nous, rendre verte la ville, c’est réintroduire des plantes de l’extérieur. Mais nous semblons nous tromper. Commençons par regarder le banal, les interstices…

posterColine

Coline Houot, Impression CNC, feutre, encre verte, 2021.

Bibliographie

Zonca Vincent, Lichens : Pour une résistance minimale, Humensis, 2021 † Kimmerer Robin Wall, Gathering Moss, Penguin UK, 2003 † Coccia Emanuele, La vie des plantes : Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, 2016 † Perec George, L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, 2015 † Laurent Burgisser, « La mousse ne meurent jamais », Radio Télévision Suisse, Les petites bulles, 2012, lien vers le podcast † Adèle Van Reeth, « ‹ La vie des plantes › par Emanuele Coccia », France Culture, Les Chemins de la philosophie, 23 février 2018, lien vers le podcast † Raphaël Bourgois, « Qu’est-ce qu’une plante ? de Florence Burgat/Manières d’être vivant de Baptiste Morizot », France Culture, Avis critique, 7 mars 2020, lien vers le podcast † Metabolic Selves, Moss Matters, 2020-2021, lien vers le podcast † BNF, Guiseppe Penone, Sève et pensée, Paris, 12 octobre 2021–23 janvier 2022 † Museum Für Gestaltung, Formafantasma: Cambio—Tree, Wood, Human, Zürich, 3 janvier 2021–8 Mai 2022


  1. Une espèce est qualifiée d’ubiquiste ou encore ubiquitaire lorsqu’elle se maintient dans plusieurs biotopes tout en occupant des niches écologiques variées, éventuellement avec une distribution géographique étendue (Source Wikipedia). 

/lecole-est-finie/

FormaBoom
20.10.2019

L’école est finie

Rencontre avec Quentin Guillaume, co-fondateur avec Bérangère Perron de FormaBoom, un studio de design graphique basé à Marseille, qui revendique une approche singulière pour chacun de ses projets. À l’occasion de cet entretien, nous échangeons sur la période qui marque le début de l’activité professionnelle après un cursus en école d’art.

Thomas Amico Peux-tu me parler de ton parcours ?

Quentin Guillaume À la fin du collège, après la troisième, j’ai cherché un CAP de graphisme. À l’époque je faisais du graffiti et j’avais des potes plus vieux qui faisaient déjà du graphisme, des pochettes de disques, pour des groupes de rap locaux, des flyers… Après mon CAP j’ai donc fait un Bac Pro dessinateur en communication graphique.
  Ensuite, j’ai passé mon DNAT design graphique à l’ERBA Valence [ancien ÉSAD Valence, ndr] puis je suis allé en section vidéo aux Arts Décoratifs de Paris. Parce qu’après trois ans à Valence c’était important de continuer en Master. Mais en sortant de l’école, avec Bérangère, on a pris une grosse claque : on s’était éloignés du monde professionnel après le CAP et le Bac Pro pour être dans le monde du « designer graphique chercheur ». On s’est retrouvés confrontés à la difficulté de « comment gagner de l’argent ? »
  À ce moment-là, je voulais être assistant d’artiste, j’ai donc envoyé des mails à des artistes que j’aimais bien, Claude Lévêque, Nicolas Moulin, Alain Declercq, etc. J’ai fait des petits boulots, quelques missions en agence de communication. Une agence m’a proposé de travailler pour 1 200 € par mois en CDI ou en free-lance pour 3 000 € par mois, j’ai directement accepté de travailler en free-lance. J’ai travaillé avec eux trois ans. Puis on s’est dit, Bérangère et moi, qu’on allait monter un studio ensemble, c’est à ce moment-là qu’on a créé FormaBoom. On a gagné un concours pour l’identité visuelle du musée des Beaux-Arts de Lyon. Ça nous a fait un petit book, on a réussi à trouver d’autres commandes, etc. Nous sommes ensuite partis de Paris pour nous installer à Marseille, on a fait un co-working, ce qui nous a permis de rencontrer d’autres gens et créer un réseau.

Logo du studio FormaBoom.

T.A. Travailler en couple, le conseilles-tu ?

Q.G. Être à deux, c’est super important parce qu’en faisant du graphisme tu t’épuises rapidement, il faut pouvoir partager les projets avec quelqu’un pour reprendre de l’énergie. Même pour la relation client c’est important, à deux on est plus solides, les gens vous écoutent plus. Et puis un garçon et une fille ça marche bien, il ne faut pas oublier que c’est d’abord du rapport humain tout ça. Les gens ne te font pas bosser parce que tu es bon ; tu es bon, c’est normal, sinon tu n’es même pas là. Ils te font bosser parce que tu es sympa, tu as un bon contact, tu réponds au téléphone, fait des rendez-vous cools, tu trouves des solutions, etc. C’est pour ça qu’il y a plein de gens qui n’ont pas de talent mais qui bossent bien, c’est parce qu’ils ont un super sens des relations… inversement, il y a des gens très forts qui ne bossent pas. Donc à deux on est plus forts. Moi j’ai un relationnel qui est bon mais je suis assez sanguin. Bérangère est plus pondéré que moi, on s’équilibre.

T.A. Comment trouve-t-on des clients lorsqu’on se lance ?

Q.G. Quand j’étais aux Arts Déco, je rentrais dans les magasins du quartier, je demandais aux gens s’ils n’avaient pas besoin de cartes de visites, d’une affiche, etc. Ce qui est bien dans le graphisme c’est que tu peux arriver partout, il y a toujours du taf. C’est ça qui est sympa dans ce métier, c’est léger, tu as un ordi, tu le déplaces, c’est simple. Tu n’as pas de gros investissement à faire en comparaison à d’autres métiers.

Habillage graphique d’une tour au Centre scientifique et technique du bâtiment, 2011.

T.A. Pas trop dure la réalité de la vie professionnelle en sortant d’école d’art ?

Q.G. Non, pas plus que kiné. Il y a de plus en plus de boulot dans ce métier, ça n’arrête pas. Quand j’ai commencé le graphisme les gens ne connaissaient même pas le mot. Aujourd’hui tout le monde a des notions de typographie parce que tout le monde utilise des logiciels où l’on propose un Helvetica, un Courrier ou autre chose. Tout le monde est sensible à ça, donc on pourrait croire qu’il y a moins besoin de graphistes, mais en fait pas du tout, parce qu’il y a des gens qui ont besoin qu’on leur explique, il y a plein de demandes. En ce moment on bosse pour Jean-Paul Gaultier, on fait de la pâte à modeler ; les marques communiquent, elles ont besoin de visuels tout le temps, donc c’est possible de travailler. Le risque, c’est de se perdre, de ne plus savoir qui tu es. Ne plus avoir de travail personnel, c’est ça le piège. Si tu ne fais que des choix financiers, tu arrives à faire des projets un peu pourris que tu ne peux plus montrer, tu n’as plus de production personnelle parce que tu es rincé et tu en viens à ne plus savoir quoi faire. C’est pour ça qu’il y en a pleins qui lâchent l’affaire.
  Ce qui est dur c’est de mener de front une vie professionnelle qui peut ramener assez d’argent pour se débrouiller et de continuer un boulot perso. C’est ça qui va t’apporter des choses, sinon tu t’épuises et un jour tu n’es plus frais, tu n’as plus rien à proposer, il y a des jeunes qui arrivent donc on ne te fait plus bosser.

T.A. Est-il possible de faire du « design d’auteur » pour une commande plutôt corporate ?

Q.G. Pour moi, c’est cinquante-cinquante. 50 % le client, 50 % le graphiste. Si le client ne l’accepte pas, ça ne marchera pas. Parfois tu tombes sur des clients cools : en ce moment je fais une identité graphique pour une boîte qui fait de la prédiction et de l’analyse de flux sur Internet, on a réussi à faire un bon projet parce que les gens sont intelligents, ils acceptent l’échange. Puis à d’autres moments ça foire. Parce que la personne n’a pas les mêmes références graphique et elle veut un papillon bleu. La cliente c’est la cliente, à un moment donné si elle veut son papillon, soit tu lui dis d’aller se faire voir, soit tu dis « oui, bien sûr Madame, je vais faire le papillon, je vous envoie la facture, c’est 1 500 €. » Tout ça s’apprend, c’est un jeu.

Communication de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

Signalétique de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

Pulvérisation des murs de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

T.A. Est-ce possible de travailler avec des clients à distance, sans forcément les rencontrer ?

Q.G. Ça m’est arrivé, mais c’est difficile. Il faut se voir, c’est important pour faire passer les projets. On a des règles : on n’envoie jamais une création par mail, en tout cas pas au début, on essaie de faire un rendez-vous et de bien le préparer. Il ne faut pas que ça dure trop longtemps, parce qu’il y a des pics d’attention qui font que pendant une demi-heure les gens t’écoutent, après beaucoup moins, ensuite ils vont commencer à déconstruire ton projet. Il faut savoir stopper la réunion quand tout le monde est content.

T.A. Est-ce une bonne idée de travailler chez soi ?

Q.G. Alors ça en revanche, je te le déconseille.

T.A. Mais au début, on n’a pas forcément les moyens de se payer un logement et un studio.

Q.G. Cela dépend des endroits où tu habites, à Valence il y a moyen de trouver des lieux facilement. J’avais un ami qui faisait la communication du théâtre et le théâtre lui passait des locaux. C’est pas mal de fonctionner comme ça. Du coup, il était très libre dans sa création graphique. Parce qu’il bossait dans ce mode d’échange il n’y avait pas d’argent, donc plus de liberté.

T.A. Comment trouves-tu tes clients ? Ce sont plutôt eux qui t’appellent ? Tu participes à des appels d’offres ?

Q.G. Non, on nous appelle. Au tout début on a répondu à un ou deux appels d’offres, mais je n’y croyais pas. Si tu ne connais pas quelqu’un tu ne gagneras pas. On a répondu à un appel d’offre pour le musée des Beaux-Arts de Lyon parce qu’une personne est venue nous voir deux mois avant en nous disant qu’elle aimerait qu’on y participe. Regarde par exemple ABM Studio, qui se bat pour que les appels d’offres publics soient rémunérés… Il ne faut jamais accepter de travailler sans être rémunéré parce que tu mets les autres graphistes en difficulté. Il faut que les graphistes soient solidaires. Et puis si tu travailles et que tu n’es pas rémunéré, on ne te considère pas.

Catalogue de l’exposition Le grand mezzé au Mucem, 2020.

T.A. Participer à des appels d’offres ça te permet quand même de construire un portfolio solide avec des projets plus ou moins réels.

Q.G. Après, tous les moyens sont bons… Il faut y aller au culot, il faut être un bulldozer, tu t’en fous. Il faut croire en toi, c’est vraiment le seul truc. Crois en ta came, « T’en veux pas ? C’est pas grave, lui là-bas il va en vouloir ». Il y a toujours quelqu’un qui va vouloir de ce que tu fais.

T.A. Pour clôturer, quelle est la recette pour trouver le bon nom de studio ?

Q.G. [rires] Choisis un nom qui n’existe pas déjà quand tu le tapes dans Google, et qui se comprenne dans plusieurs langues. Mais tu peux t’appeler Spliff Studio, si tu bosses super bien, tout le monde voudra bosser avec toi.

Une seconde interview de Quentin Guillaume à propos des relations entre les pratiques du graffiti et celles du design graphique est lisible ici.

Aurélien Débat est né en 1979 en Alsace. Après des études d’illustration à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, il commence à dessiner pour la presse et l’édition jeunesse. Depuis une dizaine d’années, il mène une recherche graphique et ludique qui touche aussi bien à l’illustration, au design graphique, qu'à l'architecture, par le biais d’images imprimées, de mises en volumes et la fabrication d’objets. Il collabore notamment avec la Cité de l’Architecture, le Centre Pompidou, la Fondation Louis Vuitton pour réaliser des dispositifs participatifs. Son travail s’articule essentiellement autour des notions de jeu, d’outils et de construction modulaire. Au travers d’installations, de livres, de mallettes pédagogiques, objets, il propose au spectateur de s’emparer d’outils, sous forme ludique, laissant ainsi une place au mouvement et à la création.

Instagram d’Aurélien Débat

Adèle Chaplain est étudiante à l’École supérieure d’art et design de Grenoble-Valence. Elle s’intéresse aux liens qu’entretiennent dessin et design graphique, et plus largement à l’hybridité des pratiques du champ des arts visuels.

Instagram d’Adèle Chaplain


Citer cet article« Entre bâtons et élastiques », Aurélien Débat par Adèle Chaplain, 27.11.2022, PNEU, http://revue-pneu.fr/entre-batons-et-elastiques/, Consulté le 03.12.2023

P
N
E
U
Entre bâtons et élastiquesAurélien Débat