Kenneth Goldsmith
19.01.2024
Archiving
is the new
folk art
(Part. I)
Ce texte est la traduction par Pauline Maréchal de « Archiving is the new folk art » extrait du livre Wasting Time on the Internet de Kenneth Goldsmith. Poète, auteur, artiste, écrivain, directeur artistique, professeur, théoricien, (…), fondateur de la plateforme UbuWeb, il milite pour une culture, une écriture et un internet libres, du plagiat, de la copie et de la retranscription. Dans cette première partie du texte, il discute de la collection, du téléchargement, de l’archivage, de l’indexation, de la curation, (…), tissant des liens entre pratiques populaires et artistiques, et brouillant leurs frontières. Kenneth Goldsmith est régulièrement traduit et publié en français par la maison d’édition JBE Books.
De toutes les choses que l’on connaisse d’Andy Warhol, le fait qu’il ait organisé une exposition intitulée Raid the Icebox 1 au Rhode Island School of Design Museum à Providence en 1969 est l’une des plus obscures. Effectivement, en passant au peigne fin mon étagère de livres écrits par et sur Warhol (vingt-huit au total), il n’y a pas une seule mention de cette exposition. C’est étrange car, de sa vie de célébrité sous les feux des médias, aucun autre moment n’a pourtant été négligé.
Dans les années 1960, Warhol fréquentait les cercles aisés, et ses grands mécènes, John et Dominique de Menil, avaient des liens étroits avec le jeune directeur du RISD Museum, Daniel Robbins. Alors qu’il tentait de réunir des fonds pour le musée, Robbins a fait visiter aux de Menil les vastes espaces de stockage du musée, où ils ont été impressionnés par les trésors qui se trouvaient loin de la vue du public. De nombreux objets étant en mauvais état, ils ont alors imaginé un projet de collecte de fonds, qui consisterait à inviter un artiste branché pour organiser une exposition des réserves. L’artiste en question sera Andy Warhol. Ils ne savaient pas du tout dans quoi ils s’engageaient. En bref, ce fut un désastre total.
Warhol a traité le musée comme s’il faisait du shopping dans un marché aux puces, ramassant tout ce qu’il pouvait — chaussures, parapluies, couvertures, paniers, chaises, peintures, poteries — et les exposant ensuite avec désinvolture dans le musée. Les tableaux étaient empilés les uns sur les autres comme dans une friperie ; les chaussures anciennes étaient entassées dans des armoires, ressemblant plus ou moins au placard d’Imelda Marcos ; les parasols du XIXe siècle étaient suspendus au plafond ; semblables à un croisement entre des chauves-souris endormies et un assemblage surréaliste ; de superbes chaises coloniales étaient empilées les unes sur les autres comme dans une cafétéria sur le point d’être nettoyée ; des couvertures Navajo colorées étaient empilées sur une table bon marché comme si elles se trouvaient dans une grande surface, avec les boîtes en carton qui les contenaient glissées sous la table. Et ce n’est que le début.
Andy Warhol, Raid the Icebox 1, papier peint français conservé en réserve. Numéros de catalogue 393–404. RISD Archives, Rhode Island School of Design
Andy Warhol, Raid the Icebox 1, exposition de parapluies et de parasols suspendus au plafond avec des peintures sur les murs environnants. RISD Archives, Rhode Island School of Design
Andy Warhol, Raid the Icebox 1, chaises Windsor américaines conservées dans les réserves du musée. Numéros de catalogue 99–115. RISD Archives, Rhode Island School of Design
Les conservateurs du musée ont été offensés par ce qu’ils ont perçu comme une insolence de Warhol à l’égard de leurs trésors. Ils considéraient ses choix comme indistinctement paresseux et sa présentation comme grotesque. Qui plus est, Warhol a exigé que seuls des faux tableaux soient exposés. « Si c’est un vrai », disait-il en montrant une nature morte de Cézanne, « nous ne le prendrons pas ». Ils pensaient que Warhol était véritablement le petit ignorant que son personnage public prétendait être. Rétrospectivement, au cours des quarante-cinq années suivantes, le monde de l’art se pliera à la vision de Warhol, célébrant les marchandises, le marché et la démesure de la société de consommation. Son propre travail en studio explore également l’excès : Pourquoi fabriquer une seule boîte Brillo alors que le supermarché en propose une pile ? Pourquoi peindre un seul portrait d’Ethel Scull quand on peut lui en faire payer trente-six ? Pour un gamin pauvre des bidonvilles de Pittsburgh, plus était toujours mieux. Et après la mort de Warhol, plus, était ce qu’on a trouvé dans sa city-house de l’Upper East Side, qui était remplie à ras bord de boîtes de manteaux non-ouvertes, de montres, de diamants, de tapis — tout ce que vous voulez — empilées dans des pièces si pleines qu’on pouvait à peine y entrer. En 1988, un an après sa mort, ses biens ont été exposés à la vue de tous sur d’immenses tables chez Sotheby’s à New York : l’ensemble — dix mille objets, allant de simples boîtes à biscuits à des pierres précieuses — ressemblait étrangement à Raid the Icebox 1.
Mais pourquoi devrions-nous nous en soucier maintenant ? Il y a quelque chose dans le catalogage et la collection obsessionnels de Warhol, dans son archivage et sa démonstration, qui résonne à l’ère numérique. Nombreux sont ceux qui, chaque jour, raid the digital icebox (pillent la « glacière numérique ») et téléchargent plus d’artefacts culturels dont ils ne sauraient que faire. Je pense qu’il est juste de dire que la plupart d’entre nous avons plus de MP3 sur nos disques durs que nous ne pourrons jamais en écouter. Et pourtant nous continuons d’en acquérir, un peu comme Warhol accumulait les boîtes à biscuits ou se réjouissait d’exposer les dizaines de paires de chaussures qu’il trouvait au RISD Museum. D’une certaine manière, Warhol semble dire que la quantité est plus importante que la qualité ; peu importe ce que l’on a, du moment que l’on en a beaucoup.
On pourrait dire qu’à l’ère du numérique, avec la libre circulation des artefacts culturels, l’acte d’acquisition — qui consiste à fouiller dans la glacière numérique — a transformé nombre d’entre nous en curateurs et archivistes amateurs. Nous puisons dans les réserves profondes du web et les organisons, parfois pour un public (partage de fichiers, blogs MP3), parfois pour nous-mêmes, et, comme Warhol, souvent pour le plaisir de la collecte elle-même. De cette manière, les anciens usages de la compilation, tels que les common-place books 1 et le scrapbooking, sont réapparus, inversant la forme prédominante de consommation culturelle descendante du vingtième siècle, où les collections se composaient aussi souvent de choses achetées — un disque ou un livre — que de choses trouvées. Sur le web, la circulation a dépassé la propriété : quelqu’un possède un artefact matériel, mais qui possède un JPEG ? Les scrapbooks combinaient des pratiques vernaculaires telles que l’artisanat, les arts populaires et les hobbies avec la tradition avant-gardiste de l’objet trouvé — objets admirés pour leurs qualités esthétiques — qui résonne avec nos obsessions actuelles d’archivage, de rangement, d’accumulation et de tri des ready-mades numériques.
Common-place book datant du milieu du XVII e siècle, Wikipédia.
À la question « Comment choisissez-vous un ready-made ? » Duchamp a répondu : « Il vous choisit, pour ainsi dire. » On peut imaginer Duchamp se laissant dériver dans la tuyauterie et laissant l’urinoir le choisir2, un objet parmi d’autres logés dans un cabinet de curiosités protosurréaliste. Je pense que nous pouvons le comprendre. Combien de fois sommes-nous entrés dans un magasin de disques, une boutique ou une librairie et avons-nous laissé les objets nous choisir ? De cette façon, Duchamp a fait disparaître la distinction entre l’artiste et le consommateur et y a ajouté une touche de surréalisme. Pourtant, si nous nous abandonnions vraiment à la procédure de Duchamp et que nous laissions les objets nous choisir en naviguant sur le web, nous serions certainement submergés par la quantité d’artefacts. Pour gérer cette immensité, nous utilisons le hasard guidé par les moteurs de recherche. Disons que je cherche une image spécifique. Attendre qu’elle me trouve en termes Duchampiens serait ridicule. Au lieu de cela, je compose un terme dans la barre de recherche Google Images et je laisse l’une d’entre elles me choisir. De cette façon, le web est un va-et-vient d’opposés : intuition et intention, conscient et inconscient, dérive et détermination.
Le jeu du conscient et de l’inconscient s’étend à la structure même du web. On pourrait dire que la mécanique qui fait fonctionner le web — du code aux server farms (centre de données de serveurs informatiques) — est le subconscient du web, tandis que le logiciel — le GUI (graphical user interface, l’interface utilisateur graphique) et toutes les activités qui s’y déroulent en surface — est la conscience du web. L’inconscient, qui est un dispositif purement matériel, est accroché à une grille, commençant par le code binaire, passant au pixel, et aboutissant au GUI. De cette manière, le web est une extension du modernisme, réitérant une stase qui, selon Rosalind Krauss, est la marque de la modernité : « La grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité à la littérature, au récit, au discours. »3 En tant que dispositif matériel, le web est semblable à une grille : statique et uniforme, un état plus qu’une chose. Au-dessus se trouve une fine couche, le « contenu » du web, que Krauss appelle « littérature, narration et discours ». Toutes les interfaces d’archivage d’images — Pinterest, Flickr, Instagram, Google Images — sont quadrillées, du format rectangulaire des images aux mailles sur lesquels elles sont accrochées. Alors que les images elles-mêmes peuvent présenter des sujets organiques, l’interface et l’appareil sont entièrement industriels. Lorsque nous faisons un usage intensif d’un appareil, celui-ci devient invisible et nous sommes complètement absorbés par le contenu. En 2000, le théoricien des médias Matthew Fuller a écrit un essai sur les dangers de cet angle mort, intitulé It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word 4. Une décennie et demie plus tard, nous considérons toujours les appareils comme allant de soi, de la même manière que nous considérons la respiration ou le système circulatoire de notre corps comme allant de soi ; il est clair que c’est ce qui fait que tout fonctionne, mais lorsque je me regarde dans le miroir, tout ce à quoi je pense, c’est que j’ai besoin d’une coupe de cheveux.
Capture d’écran de Word 97 (1997), avec apparition de l’assistant personnel Clippy (le trombone). Enigmatux, The evolution of Microsoft Word to 1983 from 2010, Crystalxp, novembre 2009.
Pinterest est un moteur de collecte d’images alimenté par l’homme, qui est en passe de devenir le plus grand référentiel d’images à source unique sur le web. Lorsque vous épinglez une image du Web sur l’un de vos tableaux, Pinterest la copie sur ses propres serveurs, en vous fournissant une vignette et un lien vers sa source originale. Par conséquent, si une image disparaît, par exemple d’un blog fermé, elle restera sur votre tableau Pinterest. De cette façon, Pinterest agit comme un service de sauvegarde et d’archivage d’images, tout en constituant une vaste bibliothèque d’images propriétaires. Comme chaque image archivée est épinglée par des bibliothécaires humains, le ratio signal/bruit est élevé par rapport à Google Images, qui est sélectionné de manière algorithmique. Le côté obscur est que chaque utilisateur travaille en fin de compte pour Pinterest ; avec chaque pin, la base de données d’images de la société s’enrichit — tout comme ses bénéfices.
Pinterest est Duchampien dans la mesure où les utilisateurs ne génèrent pas de contenu original ; au contraire, toutes les images sont tirées d’un autre endroit du web. Contrairement à Flickr ou Instagram, chaque photo sur Pinterest est un ready-made ou un collage d’images préexistantes. Pour ce faire, le site utilise un algorithme de compression des données appelé dé-duplication, qui permet de réduire la taille des images en délocalisant les morceaux de données redondants vers un seul fichier, qui peut être inséré dans une image à la demande. Supposons que j’aie épinglé l’image d’un chien aux yeux marron. La base de données de Pinterest contient un nombre incalculable de photos de chiens aux yeux marron. L’algorithme scanne tous ces yeux et détermine que, dans de nombreux cas, des parties de la configuration des pixels sont identiques. Ainsi, lorsque j’importe mon chien, l’algorithme tire une référence avec cette configuration exacte de pixels et l’insère là où se trouve l’œil de mon chien. Mon chien n’est donc pas la photographie d’un chien au sens traditionnel du terme, mais une image créée à la volée à partir d’une base de données d’éléments préexistants. Chaque image est à la fois unique et clonée, faisant écho aux méthodes constructivistes de collage et d’assemblage du modernisme, ainsi qu’aux stratégies mimétiques d’appropriation et d’échantillonnage du postmodernisme.
L’accent mis par Pinterest dans cet assemblage de matière trouvée puis (ré)assemblée renvoie également aux notions pré-modernes de collection et de scrapbooking, ce qui n’est pas une coïncidence puisque la société affirme que la plateforme est « construite par des amateurs, pour des amateurs » et que la « collection d’insectes de la jeunesse de l’un des associés est la source d’inspiration et le mythe fondateur de la société ». Walter Benjamin, lui-même collectionneur obsessionnel, a écrit sur le lien étroit entre la collection et la fabrication lorsqu’il a déclaré : « Chez les enfants, la collection n’est qu’un processus de renouvellement ; d’autres processus sont la peinture d’objets, le découpage de formes, l’application de décalcomanies — toute la gamme des modes d’acquisition enfantins, depuis le toucher jusqu’à l’attribution de noms. »5 Le PDG de Pinterest a décrit le site comme un « catalogue d’idées », ce qui fait écho à la conception de Benjamin selon laquelle « s’il existe une contrepartie à la confusion d’une bibliothèque, c’est l’ordre de son catalogue. » Le dispositif de Pinterest convertit la confusion d’une bibliothèque d’images en ordre d’un catalogue consultable. Alors que les utilisateurs de Pinterest conservent les albums de photos, les algorithmes sont les bibliothécaires, des robots qui trient la profusion de contenu.
L’archiviste et alt-librarian (bibliothécaire alternatif) Rick Prelinger a qualifié l’archivage de new folk art (nouvel art populaire), quelque chose qui est largement pratiqué et qui s’est inconsciemment intégré dans la vie d’un grand nombre de personnes, transformant potentiellement une nécessité en œuvre d’art. À première vue, cela semble erroné : comment le stockage et la catégorisation de données peuvent-ils constituer un art populaire ? L’art populaire n’est-il pas le contraire, quelque chose qui repose sur la fabrication manuelle subjective d’un objet pour en faire une déclaration unique et personnelle, qui exprime souvent une éthique communautaire plus large ? Il suffit de penser, par exemple, aux magnifiques courtepointes de Gee’s Bend confectionnés sur plusieurs générations par un groupe de femmes afro-américaines vivant dans une ville isolée de l’Alabama. Chaque courtepointe est unique, tout en portant la marque de cette communauté spécifique. Ou encore les spectaculaires visions cosmiques de quelqu’un comme le révérend Howard Finster, dont les peintures et sculptures religieuses obsessionnelles, émotionnelles et créées à la main ne pouvaient que jaillir de son propre génie unique.
Courtepointe de Lucy Mingo, Gee’s Bend, Alabama, 1979.
Collection de Bill Volckening, Portland, Oregon.
Howard Finster, Biblical Narrative Painting, 1978,
huile sur masonite, 76,9 × 41,4 cm, Smithsonian American Art Museum, don de Herbert Waide Hemphill, Jr.
Comme la confection d’une courtepointe, l’archivage consiste à assembler de manière obsessionnelle de nombreuses petites pièces pour former une vision plus large, une tentative personnelle d’ordonner un monde chaotique. Il n’y a pas grand-chose qui sépare le fabricant de courtepointe du collectionneur de timbres ou de livres. À l’ère du numérique, l’épinglage incessant d’images sur Pinterest, la curation de feeds Instagram ou la création de playlists Spotify sont des expressions contemporaines de l’archivage populaire, qui nous ramènent à des technologies antérieures au numérique. La principale métaphore de Pinterest est le tableau en liège, lui-même un espace d’archivage populaire, dont John Berger a parlé dans son livre de 1972, Ways of Seeing.6
Adultes et enfants ont parfois dans leurs chambres ou dans leurs salons des panneaux sur lesquels ils accrochent des morceaux de papier : lettres, photos, reproductions de tableaux, coupures de journaux, dessins originaux ou cartes postales. Sur chacun de ces panneaux les images appartiennent au même langage, et ont plus ou moins le même statut en son sein car elles ont été choisies de manière très personnelle pour traduire et exprimer l’expérience de l’occupant de la pièce. Logiquement, ces panneaux devraient remplacer les musées.
Dans ce passage, Berger positionne l’art populaire du scrapbooking comme du grand art, mais les deux sont depuis longtemps imbriqués. Dans leurs ateliers, de nombreux artistes ont des moodboards, pas très différents de ceux que décrit Berger, sur lesquels sont épinglés des cartes postales, des notes d’inspiration, des photographies, etc. Et au vingtième siècle, de nombreuses bibliothèques possédaient des « bibliothèques de découpage », où les armoires regorgeaient de photographies découpées dans des magazines, collées sur des supports en carton et classées par sujet. [cf. Collection iconographique Maciet, MAD, Paris] La déduction de Berger concernant l’obsolescence des musées sonne juste pour beaucoup ; les images de Pinterest sont plus intégrées dans leur vie quotidienne que ne l’est la visite occasionnelle au musée. La carte postale ou le JPEG, est par essence, devenu le tableau.
Costume. France. Moyen âge. XV e siècle. Rois & princes. Vol. 1. Maciet 170/9, p. 20.
Treillages. Pays divers. XVI e au XX e siècle. A–Z.
Maciet 471/1, p. 100.
Le fondateur de Whole Earth Catalog, Stewart Brand, a déclaré que « comme tout le reste, [la curation] a été démocratisée par le net ; dans un sens, tout le monde est curateur : que vous écriviez un blog, c’est de la curation… Nous devenons donc des rédacteurs et des conservateurs, et les deux se mélangent en ligne ». Même quelque chose d’aussi simple que la mise en signet déclenche une chaîne de curation. Lorsque je marque un article long pour pouvoir le lire plus tard, il est ajouté à mes archives d’articles. Souvent, comme les choses disparaissent du web, s’il s’agit d’un article qui me semble particulièrement intéressant, je le convertis en PDF et j’en enregistre une copie dans mes archives d’articles sur mon ordinateur, créant ainsi ma propre bibliothèque personnelle. Comme le savent trop bien de nombreux utilisateurs de blogs MP3, de services de conservation de fichiers et de services de streaming, les choses disparaissent tout le temps. Parfois, les utilisateurs suppriment leurs blogs ; d’autres fois, comme dans le cas de Netflix, les contrats des studios expirent, entraînant la disparition de certains films, ou des différences géographiques régionales rendent leur service indisponible dans divers pays. Il y a quelques années, j’ai assisté à une conférence en Chine où plusieurs participants ont « apporté » leurs documents sur Google Docs, pour constater qu’une fois arrivés en Chine continentale, Google était bloqué. Même chose pour Gmail, Twitter, Facebook et YouTube. Et même si le Wi-Fi fait l’objet d’un battage médiatique, il est encore verrouillé dans de nombreux endroits, ce qui le rend peu fiable. La création d’une solide archive locale d’objets numériques est peut-être le moyen le plus efficace de se protéger contre l’instabilité du cloud.
L’archivage est un moyen d’éviter le chaos de la surabondance. Et pourtant, même à l’ère pré-numérique, le collectionneur ne pouvait jamais réellement consommer l’énorme volume d’artefacts culturels qu’il pouvait rassembler. Anatole France (1844–1924), par exemple, à qui l’on demandait à propos de son immense bibliothèque : « Vous avez lu tous ces livres, Monsieur France ? », répondait : « Pas un dixième. Je suppose que vous n’utilisez pas votre porcelaine de Sèvres tous les jours ? » La pathologie du trop précède de loin les XIXe, XXe et XXIe siècles. René Descartes (1596–1650) affirmait que « même si toutes les connaissances pouvaient se trouver dans les livres, où elles sont mêlées à tant de choses inutiles et entassées confusément dans de si grands volumes, il faudrait plus de temps pour lire ces livres que nous n’en avons pour vivre en cette vie ». Ann Blair, historienne à Harvard, raconte comment Kant (1724–1804) et Wordsworth (1770–1850) ont été parmi les premiers auteurs à décrire une expérience de blocage mental temporaire due à « un épuisement cognitif pur et simple… qu’il soit déclenché par une surcharge sensorielle ou mentale ». Blair retrace l’essor de divers systèmes d’indexation — ainsi que l’invention des common-place books — comme moyen d’ordonner le chaos imminent de la surproduction et de la sous-consommation. Et comme aujourd’hui, l’accumulation constante des connaissances et les diverses tentatives de les gérer ont été ressenties globalement à travers les siècles, de l’Europe médiévale et du début de l’ère moderne au monde islamique et à la Chine.
La gestion et le tri de l’information sont devenus une industrie reposant sur l’illusion du contrôle, qui s’est développée parallèlement à des systèmes de connaissance et de rhétorique de plus en plus codifiés. Finalement, elle s’est transformée en une industrie florissante et lucrative, avec l’essor de tout ce qui va du Dictionnaire de Johnson — pour lequel il a été payé à peu près l’équivalent de 350 000 $ en monnaie d’aujourd’hui — à la génération actuelle d’archives payantes telles que LexisNexis, ProQuest et JSTOR, pour lesquelles les institutions académiques dépensent entre 10 et 20 milliards de dollars par an. L’information — qui la produit, qui la consomme, qui la distribue et, en bref, qui la contrôle — est un espace contesté depuis des siècles. Si cette situation n’a rien de nouveau, lorsqu’elle est placée dans l’écosystème numérique répliquant d’Internet — avec son éventail de sites pirates et légitimes — ces tendances s’emballent, créant des conséquences nouvelles et inattendues dans une variété de domaines connexes tels que le droit d’auteur, la propriété intellectuelle, la contextualisation historique, la culture libre, l’archivage, les taxonomies, la distribution, les pratiques artistiques et la curation, pour ne citer qu’eux.
Avant l’ère numérique, une mesure courante pour exprimer l’infini était la nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel (1941), qui imagine une vaste bibliothèque contenant tous les livres qui pourraient être écrits sur tous les sujets connus de l’humanité. Mais l’un des problèmes de la bibliothèque de Borges était la gestion de l’information : il était presque impossible de trouver quoi que ce soit. Dans son histoire, cette corvée était confiée à des équipes de bibliothécaires humains épuisés qui périssaient dans leurs efforts perpétuels pour localiser des livres spécifiques dans la bibliothèque labyrinthique. Et pourtant, Borges était un optimiste : avec la bonne combinaison de force morale et de chance, il y avait une probabilité qu’un bibliothécaire puisse surmonter les plus grandes difficultés ; même si elle est vaste, sa bibliothèque n’est pas infinie. Et il n’y a pas de copie en double d’aucun livre ; chaque livre est unique. Mais le problème est que de nombreux livres sont presque identiques, ne différant que par une seule lettre ou une virgule. Quelque part dans cette bibliothèque, qui n’a pas encore été trouvée, se trouve un livre qui pourrait contenir toutes les connaissances du monde entre ses couvertures imprimées en caractères minuscules et sur un nombre infini de feuilles infiniment fines. Ce livre des livres — la bibliothèque de Babel — s’est révélé être l’Internet.
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Les common-place books sont des livres qui s’apparentent à des albums remplis d’éléments de toutes sortes : notes, proverbes, maximes, citations, lettres, poèmes, tableaux, prières, formules juridiques et recettes… On en trouve des traces depuis l’Antiquité et ils ont été particulièrement tenus à la Renaissance et au XIXe siècle. ↩
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Attribuée à Duchamp et ayant fait polémique lors de sa présentation en 1917, la célèbre Fontaine pourrait pourtant avoir été pensée par Elsa von Freytag-Loringhoven, selon des recherches menées par des docteurs en histoire de l’art Glyn Thompson et Julian Spalding. ↩
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Rosalind Krauss. « Grids », October Vol. 9, MIT Press, Summer 1979, p. 50–64. October est une revue académique spécialisée dans l’art contemporain, la critique et la théorie, publiée par MIT Press. Selon Krauss, l’utilisation d’une grille permet aux artistes de produire des objets très matériels et de parler de la matérialité pure de l’œuvre tout en impliquant un lien avec les idées d’esprit et d’« être ». Selon Krauss, la grille rend une œuvre à la fois « sacrée et séculaire ». Elle est infinie et les limites que les œuvres d’art lui imposent « ne peuvent être considérées, selon cette logique, que comme arbitraires ». ↩
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Matthew Fuller, It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word, Behind the blip. Essays on the culture of software, Autonomedia, New York, 2003, p. 137–165. Matthew Fuller analyse dans cet essai l’arrière-plan idéologique oublié dans l’emploi du logiciel. Quelque soit le type de texte que l’on souhaite rédiger, l’interface est toujours la même, c’est-à-dire celle d’un monde bureautique (on parle ainsi de « suite bureautique » pour désigner le pack Microsoft Office). Le logiciel rejoue une séparation hiérarchique qui préexistait au numérique. Tout comme les formes dominantes de lecture à l’écran s’inspirent d’environnements familiers, les métaphores du bureau physique visent à nous installer dans une commodité réconfortante. ↩
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Walter Benjamin, « Unpacking my Library » ; Illuminations: Essays and Reflections, Schocken Books, New York, 1986. ↩
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John Berger, Ways of Seeing, Penguin Books, London, 1972. ↩