Adèle Pavia
15.06.2022

L’encyclopédie des livres rares — ou, comment imprimer lors d’une pénurie de papier.

Le papier manque, il devient cher. Sa production pose des problèmes de pollution et de transport. D’ici quelques années, il ne sera plus possible d’imprimer des livres ou des magazines sans engager des dépenses de plus en plus importantes1, voire exorbitantes. Nous devons d’ors et déjà réfléchir à des réponses alternatives et construire des scénarios pour les livres du futur. Adèle Pavia prend le stylo pour esquisser ici quelques pistes à suivre, avec science et ingéniosité. Il ne faut pas baisser les bras ni se décourager : des solutions existent, les auteurs pourront diffuser leur textes et les lecteurs les rencontrer.

Les planches présentées ici sont extraites d’une publication réalisée au printemps 2021 et adaptées au format de l’écran.


  1. Un exemple d’article à lire sur le sujet ici

Pour continuer :

Silvio Lorusso → Fake it till you make it
Vincent Zonca → La mousse, partenaire de vie et de pensée
/fake-it-till-you-make-it/

Silvio Lorusso
25.05.2022

Fake it till you make it

Entreprise précaire ou précaire esprit d’entreprendre

Ce texte est la traduction d’un fragment du livre Entreprecariat, Everyone is an entrepreneur. Nobody is safe, dans lequel l’artiste Silvio Lorusso cherche à définir ce qu’est l’entreprécariat, un néologisme issu des mots entrepreneuriat et précariat. Il expose ici comment la pensée entrepreneuriale n’est plus uniquement l’apanage des entrepreneurs, mais a désormais infusé au sein de la société et des individus, modelant leur comportements.

À première vue, le principal dénominateur commun du grand segment démographique que l’on appelle les Millennials est la technologie. Ceux qui sont nés entre 1980 et 2000 sont les premiers à avoir pleinement vécu la révolution numérique, et en commémorent déjà avec nostalgie les débuts. Pourtant, il y a un autre aspect qui distingue cette génération des précédentes. Alors que les baby-boomers ont pu compter sur une carrière stable et que la génération X s’est plainte des limites de ce mode de vie, pour les Millennials, une vie professionnelle continue est irréaliste, voire dépassée. C’est l’idée même d’une carrière qui vacille face à un horizon commun caractérisé par une incertitude constante. Ceux qui ont maintenant vingt ou trente ans sont intimement conscients que le centre de gravité de leur identité professionnelle se situe en eux-mêmes, plutôt que dans les entreprises avec lesquelles ils collaborent temporairement. C’est ce que l’anthropologue Ilana Gershon appelle la « quitting economy » [l’économie de la démission] : une économie basée, si l’on a de la chance, sur la possibilité de passer librement ou semi-librement d’un emploi à un autre. Les Millennials créent eux-mêmes leurs propres entreprises, conformément à la vision de Ludwig von Mises, économiste autrichien et champion du marché libre, selon lequel « dans toute économie réelle et vivante, chaque acteur est un entrepreneur et un spéculateur […] »1.
  Mais que signifie être entrepreneur sans avoir de véritable entreprise à gérer ? Comme nous l’avons vu précédemment, pour le jeune Schumpeter, les entrepreneurs étaient une espèce rare et au sommet de la pyramide sociale en raison de sa précieuse capacité à innover. Partant de prémisses similaires, le gourou du management Peter Drucker a affirmé que pour accélérer l’innovation, la société dans son ensemble devait devenir entrepreneuriale, en se débarrassant de ce frein au progrès qu’est l’emploi permanent. La vision de Drucker est aujourd’hui une réalité : face à l’insécurité économique et professionnelle généralisée, la pyramide de Schumpeter a été inversée, ou plutôt, elle s’est désintégrée et ses décombres sont partout. Chacun est appelé — ou contraint — à la libre entreprise (même les salariés, comme le suggère le concept d’intrapreneur2). C’est le sens général de ce que nous appelons l’entreprécariat.

Entrepreneuriat vs esprit entrepreneurial.

Comme indiqué précédemment, lorsque l’esprit entrepreneurial [entrepreneurial spirit] atteint les gens, l’entrepreneuriat [entrepreneurship] devient l’entrepreneurialisme [entrepreneurialism]3. Une pratique spécifique devient un sens commun. Alors que par entrepreneuriat, nous entendons la pratique consistant à créer et à gérer une entreprise en prenant un certain risque, l’entrepreneurialisme correspond plutôt à un système de valeurs renforcé par une colonisation du langage qui se produit dans le discours médiatique et son internalisation individuelle. L’entrepreneurialisme loue l’initiative, l’action et le risque individuel, les assimilant à l’autonomie et à la liberté — une vision néanmoins paradoxale de l’indépendance, car celle-ci génère davantage de contraintes. L’entrepreneurialisme exige également ce que Laura Bazzicalupo appelle « l’intentionnalité stratégique libre et passionnée ». Il s’ensuit que, pour reprendre les termes optimistes de Bob Aubrey, professeur expert en développement humain, « en ce qui concerne l’entreprise de soi, le positionnement est l’identité que vous occupez sur un marché ». La rhétorique entrepreneuriale nous confronte toutefois à un paradoxe : tout en traitant les différents Elon Musk comme des sujets sui generis [uniques en leur genre], elle nous pousse à imiter leur caractère et leurs habitudes, transformant leur autodiscipline — régime hebdomadaire, heures de sommeil accordées, etc. — en un fétiche. La dévotion entrepreneuriale aboutit ainsi à un exercice irréfléchi de développement personnel.
  Cette pression exercée sur l’individu a des retombées psychologiques, émotionnelles et affectives. Fake it till you make it est une expression qui incarne la crise existentielle de l’entreprecariat. Dans un contexte strictement entrepreneurial, ce slogan est utilisé pour simuler l’existence d’un produit afin d’obtenir le financement nécessaire à sa réalisation. A l’inverse, en termes de psychologie populaire, le slogan suggère de faire semblant d’être heureux jusqu’à ce qu’on le soit vraiment. En mélangeant les deux significations, les individus deviennent un produit incomplet en constante optimisation qui recourt à un optimisme ostentatoire pour se présenter comme autonomes aux yeux des autres (et d’eux-mêmes), dans l’espoir de le devenir. Même s’il est vrai qu’ils sont maîtres de leurs décisions, la responsabilité de leurs échecs n’incombe alors qu’à eux-mêmes.
  En chantant les louanges de l’innovation, ou d’un changement continu qui coïncide avec un phénomène naturel et sain, l’entrepreneurialisme encourage la précarité et active délibérément les mécanismes de précarisation. « Nous sommes faits pour changer » — comme le mentionnait récemment une publicité IKEA. Nous comprenons enfin le chef d’œuvre de l’entrepreneurialisme : avoir fait de l’incertitude sociale une ontologie, comme le déclarent Chicchi et Simone4. De son côté, la précarité trouve dans l’élan entrepreneurial l’une des rares voies de sortie de sa condition. Et pour ceux qui n’y trouvent ni travail ni satisfaction, la réponse consiste à devenir des entrepreneurs au sens large, ou à gérer leur identité professionnelle (qui n’est pas si différente de l’identité dans son ensemble) dans une apparente autonomie. L’entrepreneurialisme génère la précarité, qui à son tour requiert l’entrepreneurialisme. C’est ainsi que l’on pourrait résumer le cercle vicieux de l’entreprécariat. « L’entrepreneurialisation du travail n’est rien d’autre que l’autre face, fictivement vendue comme positive et créative, du processus de précarisation du travail salarié », poursuivent les sociologues italiens. Si l’entrepreneurialisme [entrepreneurialism] et la précarité se mélangent et donnent forme à une expérience non-différenciée où l’on ne sait plus où finit l’un et où commence l’autre, l’entreprécariat vise à les distinguer, c’est-à-dire à enlever le voile entrepreneurial qui entoure la question de la précarité ; tout en décryptant l’instrumentalisation de l’entrepreneuriat pour faire face aux processus de précarisation. C’est pourquoi, plutôt qu’une classe ou une catégorie statique, l’entreprécariat désigne à la fois un champ de forces et une méthode pour le rendre lisible.

entrepreneurMindset

La « Phrénologie d’un entrepreneur », présentée par le consultant en management David Binetti en 2011 lors de la conférence Startup Lessons Learned. Binetti critiquait la tendance des entrepreneurs à créer leur propre réalité et leur manque de patience.

Comme preuve passionnante de la qualité de la logique entrepreneuriale, voici une liste des différents mots valises anglais trouvés en ligne qui incluent le terme entrepreneur :
  kidtrepreneur,
  momtrepreneur,
  wifetrepreneur,
  sofapreneur,
  pastorpreneur,
  girltrepreneur,
  teentrepreneur,
  wantrepreneur,
  ontrepreneur,
  solopreneur,
  filmtrepreneur,
  dadtrepreneur,
  nontrepreneur,
  untrepreneur,
  designtrepreneur,
  foodtrepreneur,
  lawtrepreneur,
  contrepreneur,
  cantrepreneur,
  artrepreneur,
  apptrepreneur,
  ecotrepreneur,
  altrepreneur,
  femtrepreneur,
  philantrepreneur,
  punktrepreneur,
  youngtrepreneur,
  funtrepreneur,
  learntrepreneur,
  greentrepreneur,
  dronetrepreneur,
  botrepreneur,
  salontrepreneur.
Il est intéressant de souligner la figure du wantrepreneur (ndt : want = vouloir), qui aspire à devenir un entrepreneur, du solopreneur qui dirige sa propre entreprise à titre individuel, et du funtrepreneur (ndt : fun = amusant), pour qui l’entrepreneuriat est un hobby, un simple amusement.
  Selon Sennett5, la réussite entrepreneuriale revient à ceux qui sont capables de tolérer la fragmentation et de se sentir à l’aise dans l’instabilité, en naviguant avec ferveur dans des scénarios changeants. La perspective précaire est caractérisée par des sentiments opposés : il sagit d’une perception et de l’expression d’un malaise et d'une désorientation. L’entrepreneurialisme et la précarité sont cependant des façons de faire face au changement : le premier l’aborde avec enthousiasme, le second avec peur ou insatisfaction. Mais l’entrepreneuriat, avec son approche proactive et donc apparemment constructive, délégitime les revendications du précariat. Non seulement l’entrepreneurialisme nie et diminue l’inconfort de la situation précaire, mais il n’admet pas non plus ses raisons : il n’y a rien à craindre, le risque est bon pour vous. Pourtant, cette attitude face au changement n’est pas elle-même immuable. Le Forum Économique Mondial, qui représentait pour Sennett la faune idéale des acteurs du changement, s’est transformé, comme le prétend Foti, en un symposium à la recherche d’une âme. Parmi les différents invités de Davos, Guy Standing a fait un discours alarmant de la colère croissante du précariat, accompagné d’autres présentations dont les titres ne sont certainement pas rassurants ; des titres tels que « Un rêve différé » par Christine Lagarde, directrice générale du Fonds Monétaire International. (FMI)6.
  De retour parmi le commun des mortels, nous rencontrons le styliste qui paie son loyer en faisant des livraisons à domicile ou le sans-emploi qui se qualifie lui-même de « startupper » dans la signature de son mail. Mais la figure que l’on croise rarement est celle qui adopte ouvertement le point de vue de la précarité, tant cette étiquette contredit l’obligation à afficher un statut d’entrepreneur. Qui serait prêt à renoncer à afficher publiquement un statut dont on peut espérer qu’il se matérialise un jour sur le plan économique ? Ce qui caractérise l’impasse professionnelle (et donc existentielle) actuelle, c’est une dissonance cognitive généralisée. Une condition similaire à ce que Raffaele Alberto Ventura appelle la « dysphorie de classe ». Si pour Ventura, la classe moyenne se sent riche même en étant destinée à la pauvreté, les membres de l’entreprécariat doivent se montrer comme des individus riches de potentiel afin d’exprimer leurs capacités au vu de la pénurie croissante d’opportunités.
  Ceci dit, les subdivisions du précariat identifiées par Foti7 ont un rapport différent à l’impératif entrepreneurial. La catégorie des créatifs adhère sans ambiguïté à la logique entrepreneuriale ; comme en témoigne un récent livre à destination des nouveaux diplômés en design intitulé Don’t get a job… Make a Job: How to Make it as a Creative Graduate (Ne cherche pas de travail… crée ton travail : comment faire en tant que diplomé créatif). La formule des stages alimente de manière perverse l’illusion d’autonomie du créatif précaire : bien qu’ils soient souvent non rémunérés ou sous-payés, les stages sont considérés comme un investissement dans l’entreprise de soi. La catégorie des services (composée de barman, serveurs, baby-sitter…) répond à des logiques similaires car ces emplois constituent souvent une source de revenus pour financer une carrière dans les industries dites créatives. Les sans-emploi, quant à eux, sont incités de manière paternaliste par l’État à entreprendre, à prendre en main leur destin, à devenir des citoyens actifs.
  Enfin, il y a la nouvelle classe ouvrière, composée entre autres, des travailleurs de la logistique. C’est le groupe qui est peut-être le moins exposé au régime auto-entrepreneurial parce que, comme Schumpeter le dit, ils sont trop occupés à essayer de ne pas périr. En ce sens, l’entreprécarité est un peu une condition privilégiée car seule une minorité de travailleurs précaires est autorisée à avoir de réelles ambitions entrepreneuriales ou auto-entrepreneuriales. Pour le reste, l’entreprécariat est le signe de la fusion de l’économie et du politique, ou plus précisément, la dissolution du politique dans l’économique. La précarité structurelle que les politiques sont incapables de prévenir ou de résoudre est reformulée en un appel à ce que les individus se commercialisent eux-mêmes, une invitation obligatoire à agir. À la fin des années 1970, l’historien Christopher Lasch laissait entrevoir une mutation anthropologique : l’Homme économique a quitté la pièce pour l’Homme psychologique. De nos jours, l’entreprécariat, en prescrivant une attitude individuelle basée sur un positionnement stratégique, a donné naissance à un Homme économiquement psychologique.

Une bureaucratie de l’individu

De nos jours, l’email, moyen de communication qui est plus enduré qu’employé, est devenu le symbole de la dimension administrative du travail effectué par le biais des dispositifs numériques. L’inbox zero8 est le mirage vivant du « sujet administratif ordinaire » (pour reprendre une expression de l’auteur Michel Houellbecq). En réalité, le sujet administratif est tel qu’il est administré par les tâches qu’il doit accomplir. Les victimes de la précarité se trouvant confinées dans une auto-administration toujours plus grande. C’est aussi pour cette raison qu’elles sont exposées aux sirènes de l’entrepreneuriat, qui se présente comme une alternative à cette horreur bureaucratique avec ses promesses de réalisation de soi, d’autonomie et, finalement, de liberté9.

doggo

Image trouvée d’un chien portant sa propre laisse. Une allégorie appropriée de la liberté comme auto-subjugation promue par l’entrepreneurialisme.

L’entrepreneurialisme, c’est le rêve de réalisation professionnelle, qui est la seule réalisation imaginable, mais aussi le sentiment d’agir, de contrôler, d’être maître de son propre destin. C’est ainsi qu’il devient un symbole du statut social, tout comme il devient le stakhanovisme typique du culte de l’entrepreneur. La promesse est cependant frauduleuse puisque l’entreprise de soi est nécessairement dépendante de la dimension intrinsèque du risque de libre entreprise. Risquer, c’est gérer en permanence le risque. Par conséquent, la réalisation de soi n’est rien d’autre qu’un amalgame de vocation et de gestion économique, une forme radicale d’auto-administration. En d’autres termes, comme l’affirment Michael Hardt et Toni Negri10, il s'agit d’une bureaucratie de l’individu. Selon Foti, la précarité signifie à la fois exploitation et libération.
  La logique de l’entreprécariat est plus subtile, elle est avant tout une vision du monde, une interprétation de la réalité qui oriente les comportements. En combinant l’exploitation et la libération, l’entreprécariat constitue une exploitation de la libération. La liberté illusoire offerte par un travail sans droit du travail ou par un titre qui ne produit aucun revenu mais seulement des avantages symboliques est en réalité une cage plus étroite, une cage dans laquelle chacun doit administrer sans relâche ses propres paris sur le futur, une cage dans laquelle l’action spéculative est incontournable.

Vers un entrepreneuriat de la multitude ?

En plus de la dimension existentielle de l’entreprécariat, l’influence mutuelle entre l’entrepreneuriat et la précarité dans les relations économiques, contractuelles et sociales peut être remarquée plus concrètement. Au Royaume-Uni par exemple, les coursiers du syndicat des indépendants IWGB (Independant Workers Union of Great Britain), à la botte de la gig economy, revendiquent leurs droits en déclarant : « nous ne sommes pas des entrepreneurs ». Aux États-Unis, se répand maintenant ce qu’appelle Paolo Mossetti l’entrepreneuriat du désespoir. Un nombre croissant de familles sont obligées de parier sur le financement participatif pour soutenir leurs dépenses médicales, inventant des campagnes qui requièrent des compétences managériales et une maîtrise d’internet. Au Japon, les employés sans contrat à durée déterminée qui cumulent plusieurs petits emplois sont appelés « freeters » — un néologisme qui combine le mot anglais free (gratuit) avec le mot allemand arbeiter (travail). En Italie, on assiste aux déboires du popolo delle partite IVA (littéralement « les gens de la TVA »), dont les membres ne sont souvent indépendants que sur le papier, tandis que se multiplient les programmes étatiques pour convertir les NEETs (jeunes personnes qui n’ont pas de travail et qui ont arrêté d’en chercher un) en startuppers passionnés11. Enfin, il faut reconnaître qu’il existe certaines positions militantes dans le domaine de l’entreprécariat. Dans son récent Non è lavoro, è sfruttamento (« Ce n’est pas du travail c’est de l’exploitation »), Marta Fana dresse un portrait lugubre dans lequel la précarité elle-même serait le résultat de 30 ans de politique en faveur des entreprises et au détriment des travailleurs.
  Si jusqu’ici nous avons interprété l’entrepreneuriat d’un point de vue rhétorique, il est peut-être possible de reconnaître une véritable énergie entrepreneuriale intrinsèque à la précarité. C’est ce que propose Michael Hardt et Antonio Negri dans Assembly, un essai qui étend la fameuse trilogie d’Empire. Un « entrepreneuriat de la multitude » rejette l’image de l’entrepreneur démiurge qui extrait l’innovation en orchestrant la coopération d’en haut. Au contraire, les auteurs privilégient l’administration autonome et horizontale de la société, évidente à leurs yeux dans la dynamique des nouveaux mouvements insurrectionnels. Dans les faits, la « marque » San Precario, une création collective et anonyme qui a émergé lors des premiers tumultes et née sous la bannière explicite du précariat, trahit pour le moins une tendance entrepreneuriale ascendante.

sanprecario

Représentation du San Precario lors d’une manifestation.
Photo de Samuele Ghilardi

Néanmoins, plus de 10 ans après la première apparition du saint, il n’y a toujours pas d’accord sur ce qu’est la mission fondamentale du précariat. Reprenons donc les principaux objectifs proposés par Alex Foti : un urbanisme durable, la justice climatique et le Revenu Universel — RU. Ironiquement, ce dernier objectif est partagé par certains des entrepreneurs États-Uniens vénérés mentionnés plus tôt. Selon eux, le RU favoriserait l’initiative individuelle et la volonté de prendre des risques, renforçant la société entrepreneuriale. Toutefois, s’il est mis en œuvre de manière inconsidérée, le revenu universel voudrait dire qu’une petite somme d’argent, si elle était offerte sans condition et distribuée à tous les citoyens, pourrait enterrer définitivement ce qu'il reste des aides sociales.
  Ainsi, alors que nous attendons avec inquiétude ou trépidation l’avènement du RU, deux chemins semblent se dessiner : répliquer les mantras de l’entrepreneuriat précarisé ou tenter de faire émerger collectivement un précariat entrepreneurial. En ce sens, la perspective entreprécaire, comme les récits auxquels elle se réfère, est nécessairement flexible et adaptable, ou, pour reprendre le vocabulaire techno-entrepreneurial, est en « bêta permanente ». La marque de l’entreprécariat est d’être une chose et son contraire, elle incarne les contradictions individuelles et sociales déterminées par le conflit entre la précarité et l’entrepreneurialisme.

Traduction par Cédric Rossignol-Brunet en 2022 d’un extrait de Silvio Lorusso, Entreprecariat, Onomatopee, 2019.

Lien vers le livre de Silvio Lorusso.


  1. Comme le souligne Bröckling, l’idée que tout travailleur est en même temps un entrepreneur n’est pas nouvelle : dès 1907, l’économiste allemand Lujo Brentano affirmait que le travailleur est un entrepreneur car il est responsable de la vente de sa propre force de travail. Selon Bröckling, la nouveauté réside dans le fait qu’aujourd’hui, le travailleur est tenu d'agir de manière entrepreneuriale même dans le cadre du temps échangé contre un salaire.  

  2. On n’est pas nécessairement incité à constituer une entreprise mais à se comporter comme telle. En effet, comme le suggère Michel Foucault, « l’entreprise n’est pas seulement une institution » mais « une manière de se comporter dans le champ économique — sous la forme d’une compétition en termes de plans et de projets, et avec des objectifs, des tactiques, et ainsi de suite [...] ». 

  3. Une variante du terme est « entrepreneurism » qui, comme le dise Raymond, Kenneth et Rowland Kao auteurs du livre éponyme, « il ne s’agit pas seulement de gagner de l’argent, ni de créer une entreprise ou de posséder une petite entreprise —c’est un mode de vie, applicable à toutes les activités économiques humaines. » 

  4. Chicchi Federico & Anna Simone. La società della prestazione. Roma : Ediesse, 2017. 

  5. Sennett Richard. The Corrosion of Character : The Personal Consequences of Work in the New Capitalism. New York : W.W. Norton, 2015. 

  6. Le message de Lagarde était qu’en raison de la pauvreté et des inégalités excessives, la jeunesse de l’Union européenne prend du retard sur les autres générations et risque de ne pas pouvoir s’en sortir.  

  7. Foti Alex. General Theory of the Precariat: Great Recession, Revolution, Reaction. Amsterdam : Institute of Network Cultures, 2017. 

  8. L’inbox Zero est un système de gestion des e-mails formulé par le blogueur Merlin Mann en 2007. Celui-ci devint rapidement populaire parmi les entreprises de la tech comme Google et s’est transformé en une philosophie plus large de la productivité. Après quelques années Mann lui-même se révéla être un des plus fervent critique de l’Inbox Zero, réalisant qu’il sacrifiait la plupart de son temps familial afin d’apprendre aux autres les secrets de la productivité. Dans une interview donnée au journaliste Olivier Bukerman, Mann est arrivé à la conclusion que « l’e-mail n’est pas un problème technique. C’est un problème humain. Et vous ne pouvez pas réparer les gens ». 

  9. Le concept entrepreneurialiste de liberté est particulièrement lié à la rareté du temps. Quand le temps dont on dispose est considérable on peut se sentir libre de faire quelque chose, mais lorsque le temps vient à manquer on essaye alors de se libérer des demandes des autres.  

  10. Hardt Michael & Antonio Negri. Assembly, New York, N.Y.: Oxford University Press, 2017. 

  11. L’un de ces programmes italien est nommé SELFIEmployement, « destiné aux jeunes (de 21 à 29 ans), qui ont une forte aptitude au travail indépendant et à l’entrepreneuriat ainsi que le désir de se challenger eux-mêmes ». 

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Vincent Zonca
15.06.2022

La mousse, partenaire de vie et de pensée

Durant un semestre, nous, étudiants en DNSEP design graphique, accompagnés de Grégory Ambos, avons questionné nos manières de voir, de représenter et de parler du monde vivant. Dans le cadre de ces Ateliers du voir, j’ai choisi de mener mon enquête sur les mousses. Intéressée par l’approche transdisciplinaire de l’essayiste Vincent Zonca sur le lichen, son sujet d’étude, je souhaitais le questionner à propos des mousses. Nous nous sommes rencontrés une première fois, avec ma classe, pour qu’il nous présente l’enquête qu’il a menée sur le lichen et sa restitution éditoriale : Lichen. Pour une résistance minimale.

Coline Houot Mousses et lichens sont deux êtres vivants ubiquistes1 qui s’étendent sur diverses surfaces de notre environnement. Communs et discrets, par la dimension banale à laquelle ils sont rattachés, ils se noient dans notre perception du réel. Mais c’est bien cela qui me captive : leur ténacité à se déployer dans l’ombre, avec modestie. Cette banalité me rappelle le mot « endotique » employé dans ton livre et extrait de l’ouvrage de Georges Perec, L’Infra-ordinaire. Pourquoi rattacher nos vivants à ce terme ?

Vincent Zonca Tout d’abord, je ne suis pas spécialiste des mousses. D’un point de vue biologique, mousses et lichens n’ont pas du tout le même fonctionnement. Mais sur les plans esthétique, éthique et philosophique, nous retrouvons, chez ces deux vivants, de nombreuses convergences.
  Durant un certain temps, les plantes ont quelque peu été les grandes abandonnées des discours écologiques. Dans le monde occidental, les lichens ont été associés aux mousses jusqu’au XVIIIe siècle. Longtemps, nous avons rangé dans la même classe lichens et mousses simplement parce que morphologiquement les deux se ressemblaient. L’invention du microscope nous a permis de mieux les connaître, les comprendre et donc distinguer le lichen des autres espèces. Les mousses sont légèrement plus connues que ce dernier. Bien qu’elles aient une grande variété de formes, nous savons les reconnaître, les nommer. Elles font tout de même partie du moins connu dans le moins connu.
  J’ai découvert tardivement la notion d’endotique, en lisant Georges Perec et en partant au Brésil, je me suis demandé ce qui m’intéressait dans la nature brésilienne et dans le lichen. À travers mes lectures de Perec, mais aussi de Jean-Jacques Rousseau et Antoine Emaz, j’ai réalisé que la biodiversité peut être incroyable à proximité et que l’on peut déceler de l’exotique dans le familier. Cette notion d’endotique m’a été fondamentale parce qu’elle permet de faire un système d’opposition, de rappeler que l’on peut trouver de l’exotique dans le quotidien. Les mousses et le lichens font partie de l’inconnu dans le connu, et si nous étions véritablement connectés à notre territoire sur les différents plans (nature, culture, etc.), nous pourrions davantage repérer l’exotique. Ce changement de vision est le point de départ à adopter. Perec explique également que « peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. » Il ne s’agit pas de faire de l’anthropologie des indigènes en Amazonie, mais de faire aussi de l’anthropologie de nous-même et de renverser notre regard. Il ajoute ceci : « Non plus l’exotique, mais l’endotique. Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. » Et j’aimerais te partager une citation de Rousseau : « Selon moi, le plus grand agrément de la botanique est de pouvoir étudier et connaître la nature autour de soi, plutôt qu’aux Indes. »

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Coline Houot, Impression CNC, stylo plume, encre noire, 2021.

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Coline Houot, Impression CNC, stylo plume, encre noire, humidification du papier, 2021.

C.H. Ces penseurs insistent sur l’acte d’apprendre à vraiment connaître ce qui nous entoure et nous est familier avant de se tourner vers un pur exotisme.

V.Z. Et je pense qu’il en va aussi de la question de la globalisation de la mondialisation. Nous pouvons d’ailleurs parler d’une mondialisation du vivant et du voir. Nous sommes tellement pris par les réseaux, qu’il est facile d’échanger avec des botanistes du monde entier. Mais la mondialisation nous incite à nous déterritorialiser. Pourtant, je pense qu’il faut savoir s’ancrer pour mieux se connecter au reste et je perçois un positionnement du vivant lié à un contexte actuel.

C.H. Pour toi, la globalisation du monde peut être autant bénéfique que néfaste et dangereuse ?

V.Z. Je pense qu’il faut bien savoir s’articuler, ne pas partir dans le vertige de la mondialisation — pas seulement en terme économique, mais aussi en terme de flux, de communication. Il est très facile de vivre en se dématérialisant, en se virtualisant à travers nos appareils numériques. Néanmoins, il faut savoir, réapprendre à faire territoire, comme la mousse. Ce territoire est une articulation très nette entre le local et le global et, de mon point de vue, nous ne pouvons faire impasse sur aucun des deux. Il y a beaucoup d’ouvrages sur la question environnementale qui cherchent à s’ancrer dans ou à la marge du territoire dans lequel nous habitons. Pour moi, l’important réside dans l’articulation des deux et comme la mousse, de faire son territoire.

C.H. En parallèle de ton travail d’écriture, via ton Instagram (@lemondeestunlichen) et les photographies de différentes espèces de lichens, tu sembles accorder une place importante à la dimension matérielle de ton vivant. Peut-on vraiment parler de matérialité de ces vivants et cette matérialité est-elle liée à l’attrait esthétique qu’ils peuvent stimuler chez nous ?

V.Z. La beauté est une notion très subjective et durant de nombreux siècles, les botanistes parlaient souvent de beauté des plantes avec un soubassement religieux, notamment chrétien, comme pour montrer la beauté de la création divine.
  Personnellement, je dirai que la beauté des plantes, du lichen est la complémentarité de deux choses. D’abord, on retrouve tout un répertoire de formes, de couleurs et de textures liées à cette matérialité dont tu parles. Ces caractéristiques ont fait du lichen un sujet pour les artistes — particulièrement les sculpteurs, les brodeurs, les graveurs — qui, en cherchant à traduire artistiquement ces vivants, ont fait ressortir et ont joué avec cette matérialité. Le lichen, la mousse sont des structures complexes, molletonnées, qui attisent chez nous, je trouve, des pulsions tactiles. C’est pourquoi j’aime dire que ces vivants se touchent, se croquent ! On oublie souvent la question du toucher, mais c’est en cela que réside une forme de beauté.
  Ensuite, et c’est ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est que l’on puisse voir dans la nature des œuvres d’art ou autrement dit, voir des images qui font œuvre d’art. Au départ, j’étais fasciné par les affiches déchirées dans la rue — très à la mode dans les années 1970 chez les nouveaux réalistes comme Jacques Villeglé. Bien sûr, ici, ce sont des «  productions humaines » mais on peut se poser les mêmes questions : comment des objets ou des êtres vivants, n’étant pas prévus pour cela, peuvent faire image, faire art ? Ces images naturelles, la forme du lichen, les traces sur la pierre… font appel à l’inconscient et dépassent la vertu psychanalytique pour toucher à la vertu de sensibilité.
  On retrouve donc ces deux aspects dans ce qui fait beauté chez nos vivants : d’une part le tactile, et d’autre part la notion d’image naturelle — comment une forme subjective, pas totalement reconnaissable, fait appel à notre inconscient et à notre imagination ?

lichenSam

Grand lichen, Saint Agrève, 2022.

C.H. Lorsque j’ai commencé mon enquête, j’ai remarqué que les mousses ne s’inscrivaient pas dans la même temporalité que d’autres vivants. Véritables bio-récepteurs, leur développement n’est pas soumis aux saisons, mais à la qualité ou au taux d’humidité dans l’air par exemple. Elles fonctionnent comme des éponges. Ne possédant ni de vrais vaisseaux conducteurs, ni de véritables racines, ni d’organes de stockage, elles ont développé la capacité de supporter une période de sécheresse en cessant toute activité métabolique. Pour résister à la dessiccation, elles appliquent leurs feuilles contre la tige ou retournent leur thalle et prennent alors une apparence brune et rabougrie. C’est impressionnant d’observer cette phase de « dormance » qui peut perdurer jusqu’à une trentaine d’années pour certaines espèces. Au retour de l’humidité, toutes leurs cellules se gorgent très rapidement d’eau, les feuilles se déploient et reprennent leur couleur verte : elles reviennent à la vie. Ces réactions particulières me donnent l’impression que bien que nous vivions dans les mêmes espaces, ils sembleraient que nous soyons calés sur deux fréquences temporelles différentes. Pourtant, dans son livre La vie des plantes, l’écrivain Emanuele Coccia décrit les plantes comme des partenaires de vie et de pensée. Il est vrai qu’en menant cette enquête, les mousses m’ont fait me questionner sur ma façon de vivre et notamment sur mon rythme de vie. Comment perçois-tu cette notion de temporalité et le parallèle mousse/homme ?

V.Z. J’aime beaucoup cette idée de considérer le vivant, les mousses comme partenaire de pensée. C’est une réaction à la mode en ce moment, mais cela a la vertu de nous rapprocher au plus près du vivant. Lorsqu’Antoine Emaz écrit son poème « Autoportrait en végétal », on observe une tentative de voir le végétal comme miroir, comme autoportrait, comme essence même.
  Sur cette notion de temporalité, nous savons que le lichen et la mousse se développent très lentement. Ce qui me semble intéressant est d’essayer de se rapprocher d’organismes fonctionnant de façons très différentes des nôtres. Et c’est ce qui m’amène à parler maintenant de la notion d’échelle, rapportée à ce qu’on appelle la biodiversité négligée — ce que l’on regarde le moins : la mousse, le lichen, les insectes. Comment se familiariser avec ces organismes vivants à des échelles temporelles, mais aussi spatiales, radicalement différentes des nôtres ? Comment réussir à comprendre la mousse ou le lichen, s’ils sont cinquante fois plus petits et poussent à une vitesse de deux millimètres par an ? Autour de cela gravitent des questions philosophique, éthique, écologique, artistique… D’ailleurs, en imaginant son portrait en végétal, Emaz propose un modèle alternatif à une société qui est dans la fuite, l’accélération du temps liée à la question de mondialisation débridée dont nous parlions précédemment.

historiaMuscorum

Jacob Dillenius, Historia Muscorum, 1741.

C.H. En parallèle de ce que tu dis, j’aimerais citer un passage qui m’a marqué dans ton livre. Tu y expliques ce qu’est le wabi sabi, terme japonais : « Le temps ne doit être vu ou vécu comme une fuite, une perte ou une nostalgie, mais comme une évolution constructive ». Dans ce livre, tu parles également de notre ou de nos relations aux vivants et entre vivants.

V.Z. En effet, nous fantasmons et nous projetons nos représentations dans la nature. Un des mots devenant à la mode pour penser l’écologie est celui de « symbiose ». Le vivant est entremêlé, entrelacé, connecté, vit à tout instant dépendant d’autres organismes. Nous avons souvent tendance à projeter dans cette symbiose une forme d’idéalisme horizontal. Cette façon de penser fait écho à l’Hypothèse Gaïa où le vivant est considéré comme interdépendant mais à bénéfice systématiquement mutuel pour assurer un équilibre global. Il peut y avoir des déséquilibres, mais la nature saura tout le temps se rééquilibrer.
  Cela, j’y crois, mais jusqu’à un certain point seulement, il est important de nuancer son point de vue sur ces questions de symbiose et de bénéfice mutuel. Par exemple, le lichen est issu d’une symbiose entre un champignon et une algue, qui, à l’œil nu, ne forme qu’un. Ce n’est qu’au microscope que l’on parvient à identifier les deux séparément. Ici, je pense qu’il est difficile de qualifier jusqu’à quel point c’est un bénéfice mutuel ou à quel moment cela dérive vers une sorte de parasitisme. Pour te répondre plus directement, les dernières théories actuelles font état qu’au sein du lichen, c’est comme si le champignon, qui cultive les algues, crée une forme de dépendance des algues envers lui pour mieux recevoir le bénéfice de leur photosynthèse. Comme si c’était un partenariat orienté. Ma position est de dire que le vivant est en symbiose, en définissant « symbiose » comme « vivre ensemble ». Ce n’est pas la définition du mot sur laquelle s’accordent tous les scientifiques. En France, on associe la symbiose à une forme de mutualisme. Le plus important est de poser le fait que le vivant est en interaction.

C.H. Ces derniers mots me font rebondir sur cet extrait du livre d’Emanuele Coccia où il parle de relation des plantes : « Une substance est unifiée parce qu’elle est tout entière traversée d’un certain souffle par lequel le tout est tenu ensemble, reste ensemble et peut être en sympathie avec soi-même. Se mélanger sans se fondre signifie partager le même souffle. Il faut prêter attention à l’unité d’un corps vivant : les organes ne sont pas simplement juxtaposés, ni ne sont matériellement liquéfiés les uns dans les autres. S’ils constituent un corps, c’est parce qu’ils partagent le même souffle. De même pour le cosmos : être dans le monde signifie toujours partager non pas une identité, mais un même souffle (pneuma). ‹ Il y a un souffle qui meut soi-même vers soi-même et de soi-même › (Jean Stobée, Eclogarum physicarum et bthicarum libre duo, I, XII, 4) : telle est la dynamique du monde, son rythme immanent. Le souffle c’est l’art du mélange, ce qui permet à tout objet de se mélanger au reste des choses, de s’y immerger. […] Le monde est la matière, la forme, l’espace et la réalité du souffle. Les plantes sont le souffle de tous les êtres vivants, le monde en tant que souffle. Inversement, tout souffle est l’évidence du fait qu’être-au-monde est une expérience d’immersion. Respirer signifie être plongé dans un milieu qui nous pénètre au même titre et avec la même intensité que nous le pénétrons. Tout être est un être mondain s’il est immergé dans ce qui s’immerge en lui. La plante est ainsi le paradigme de l’immersion. » Ce texte nous rappelle que tous les vivants font partie d’un même ensemble et leurs modifications participent à une quête d’équilibre — un équilibre souvent mis en danger par l’Homme et ses actes éhontés. Pour reprendre les mots d’Emanuele Coccia en les rattachant plus précisément à notre enquête, pourquoi peut-on dire que la mousse est « le paradigme de l’immersion » ? Selon moi, la mousse agit aveuglément et d’après des causes que nous pouvons qualifier d’excitations. Celles-ci nous sensibilisent à l’idée de nous inclure à notre environnement, dans lequel tout est échange et accueil du monde tel qu’il est, dans sa temporalité, et non domination. Quel est ton point de vue sur cette question de « paradigme de l’immersion » à propos de la mousse, du lichen ?

V.Z. Je trouve la fin de la citation très belle et elle prend tout son sens lorsqu’on pense à la respiration des plantes. Que les plantes puissent brasser le monde par le phénomène de photosynthèse prouve qu’elles sont des organismes d’immersion.
  Les lichens et les mousses, contrairement à nous ou aux plantes vasculaires, n’ont pas de pores dans la peau ou de système de filtrage de l’air qu’ils reçoivent (les cuticules de protection) — comme les champignons, ils stockent les polluants. C’est pour cela qu’en ville nous ne retrouvons que certaines espèces de lichens qui apprécient ces polluants et que dès que la composition de l’air change, nous observons une disparition de certaines espèces. Ces réactions nous permettent de dire que le lichen, la mousse, est un organisme d’immersion, puisqu’il est pur accueil du monde.
  Ce qui est en jeu, derrière la citation poétique d’Emanuele Coccia, est que les plantes accueillent le monde par l’atmosphère et le régénèrent par la photosynthèse. La respiration des plantes, c’est la respiration du monde. À chaque instant, nous respirons des graines, des bactéries, de spores de champignons, de lichens. Nous respirons ces vies, la vie, et cela est la preuve même que nous sommes parfaitement immergés.

C.H. Lors de mes recherches, j’ai lu un article dont le titre était le suivant : « Les mousses ne meurent jamais ». Surprise par cette affirmation, je souhaitais y ajouter un point d’interrogation comme pour exprimer l’étonnement que cela introduit.

V.Z. Évidemment qu’elles meurent. Ça serait très idéaliste de dire que les mousses, comme les lichens, sont des organismes résistants qui ne meurent jamais. Mais te répondre comme cela est plat et inintéressant. Les mousses et les lichens ont cette vertu de pouvoir se dessécher, de pouvoir vivre dans un état de dessiccation et par la suite de revenir à la vie (en 2014, des scientifiques sont ainsi parvenus à « réanimer » des mousses prisonnières du pergélisol antarctique depuis 1500 ans). C’est justement le fruit de l’adaptation incroyable du vivant à des conditions extrêmes. J’aime beaucoup utiliser le mot « extrêmophile », pour dire qu’ils aiment ce qui est extrême, dans le sens où ils ont été créés (non au sens divin) pour ce genre d’écosystème difficile. C’est pour cela que nous retrouvons ces espèces dans des milieux urbains et dans des milieux où les conditions climatiques sont arides.

C.H. Poser son regard sur la banalité c’est l’extirper de son mutisme, voir ce qui était devenu invisible. Je me suis redécouverte et reconnue dans la perception, l’appréhension et l’occupation du monde à laquelle Coccia essaie de nous sensibiliser.

V.Z. Ce que tu dis sur le banal rattaché aux vivants est intéressant face aux problèmes urbains actuels. Nous cherchons à mettre du vert dans la ville sans même s’apercevoir que la ville est déjà verte. Non seulement parce qu’il y a du vert dans les interstices, mais aussi parce que nous, nous sommes natures. L’écologie urbaine doit prendre appui sur cette biodiversité déjà présente plutôt que d’essayer d’introduire de nouvelles espèces d’abord parce que ces espèces sont résistantes à ce genre de milieu et peuvent réparer des lieux. Nous appelons mycoremédiation l’action des plantes, des champignons à réparer des sols abîmés et les rendre à nouveau fertiles. Comme l’on raisonne beaucoup par opposition entre ville et campagne, nature et culture, pour nous, rendre verte la ville, c’est réintroduire des plantes de l’extérieur. Mais nous semblons nous tromper. Commençons par regarder le banal, les interstices…

posterColine

Coline Houot, Impression CNC, feutre, encre verte, 2021.

Bibliographie

Zonca Vincent, Lichens : Pour une résistance minimale, Humensis, 2021 † Kimmerer Robin Wall, Gathering Moss, Penguin UK, 2003 † Coccia Emanuele, La vie des plantes : Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, 2016 † Perec George, L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, 2015 † Laurent Burgisser, « La mousse ne meurent jamais », Radio Télévision Suisse, Les petites bulles, 2012, lien vers le podcast † Adèle Van Reeth, « ‹ La vie des plantes › par Emanuele Coccia », France Culture, Les Chemins de la philosophie, 23 février 2018, lien vers le podcast † Raphaël Bourgois, « Qu’est-ce qu’une plante ? de Florence Burgat/Manières d’être vivant de Baptiste Morizot », France Culture, Avis critique, 7 mars 2020, lien vers le podcast † Metabolic Selves, Moss Matters, 2020-2021, lien vers le podcast † BNF, Guiseppe Penone, Sève et pensée, Paris, 12 octobre 2021–23 janvier 2022 † Museum Für Gestaltung, Formafantasma: Cambio—Tree, Wood, Human, Zürich, 3 janvier 2021–8 Mai 2022

Entretien réalisé par Coline Houot le 16.12.2021.


  1. Une espèce est qualifiée d’ubiquiste ou encore ubiquitaire lorsqu’elle se maintient dans plusieurs biotopes tout en occupant des niches écologiques variées, éventuellement avec une distribution géographique étendue (Source Wikipedia). 

Adèle Pavia est diplômée (DNSEP) en design graphique à l’École supérieure d’art et design de Valence depuis 2021. Sa pratique se concentre sur le design éditorial et l’illustration.

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