Aurélien Débat
15.06.2023
Entre bâtons et élastiques
Discussion avec Aurélien Débat, à l’occasion de sa deuxième résidence au Bel Ordinaire, en préparation de l’exposition qui ouvrira ses portes en septembre 2023. Assis dans la cuisine collective du lieu — entre deux couches de peinture sur les 30 000 bâtonnets qui constitueront les éléments de structure de l’exposition — nous échangeons sur l’hybridité de sa pratique et la diversité des champs des arts visuels qu’il explore, entre illustration, architecture, design graphique, scénographie et fabrication d’objets.
Adèle Chaplain
Ta formation d’illustration et ton début de carrière comme illustrateur jeunesse semblent bien loin de ta pratique actuelle. Comment la définis-tu ?
Aurélien Débat J’ai toujours eu du mal à la définir. Je dis souvent que je suis illustrateur, car c’est ma formation et j’assume cette appellation. Je ne me sens pas forcément légitime à dire que je suis designer ou artiste. Alors, si je dois définir mon travail, je décrirai plutôt ce que je fais, qui est effectivement au croisement de plusieurs pratiques. Il y a de l’installation, de l’édition, du jouet, de la scénographie… Même dans le design, il y a un monde entre ceux qui font du design industriel, et des personnes comme Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage qui ont une pratique étrange entre l’art et le design. Quant à la définition classique de l’illustration, elle entretient un grand rapport avec la narration, le fait de raconter en image. Ma pratique s’éloigne de plus en plus du dessin, qui devient juste un outil préparatoire à du volume ou un dispositif de jeu. Même dans mes manières de dessiner, j’utilise de plus en plus d’outils de tracés vectoriels, pour faire des plans ou des grilles de combinaisons par exemple. Le dessin constitue moins une finalité, et j’y trouve moins de plaisir. Je pense d’ailleurs que je n’ai jamais dessiné uniquement pour le plaisir. Je n’ai pas de pratique de carnet de croquis, de représentation. C’est un moyen d’exprimer des choses, ça a pu passer et ça passe toujours aujourd’hui par là, mais c’est surtout un outil. Cela m’arrive encore de faire des images pour la presse ou une commande, mais c’est extrêmement rare, et je pense que dans ma pratique personnelle cela doit faire dix ans que je n’ai pas dessiné une figure humaine. Alors que mes premiers travaux en sortant d’école étaient très classiques, car c’était ce à quoi me destinait ma formation aux Arts Décoratifs : être capable de tout dessiner et d’illustrer un texte. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux outils modulaires.
Vue de la première exposition au centre d’art Mille Formes, Clermont-Ferrand, 2021.
A.C.
J’ai le sentiment que la recherche d’un style personnel cristallise ces questions autour des définitions de nos pratiques en tant qu’artistes ou designers. Certains affirment que le designer ne devrait pas avoir d’écriture trop personnelle, d’autres la recherchent quitte à y être enfermés…
A.D. Personnellement, je ne suis pas certain d’avoir un style de dessin. J’espère qu’il y a quelque chose de cohérent dans l’ensemble de mes travaux, mais je ne saurais pas définir un style, contrairement à Benoît Bonnemaison-fitte dit Bonnefrite par exemple, dont on reconnaît immédiatement le dessin. S’il y a une notion de style, elle existe peut-être dans la manière d’aborder des sujets qui m’intéressent, de les représenter. Il y a toujours quelque chose qui passe par l’outil, la fabrication. Par exemple, pour Tamponville, le fait d’accumuler, superposer des images, des périodes, des styles, correspond à la manière dont se construit une ville. Elle n’est jamais faite par les mêmes personnes, où alors c’est très rare et très étrange. Le tampon fonctionnait très bien avec cette idée, parce que l’objet et son utilisation correspondent à cela. Cette importance de la fabrication est également présente dans les images de pièces montées pour Fontevraud, car il y a un rapport entre la sculpture et le jeu, on superpose et on combine des éléments. De même pour la résidence à Arromanches sur les bunkers qui s’enfoncent dans le sable. J’en ai fait une série de dessins, mais le principal tenant du projet était le seau de plage : on pouvait faire des moulages de bunkers en sable sur la plage. Très vite, quand la mer arrivait, ils s’autodétruisaient et en l’espace de trois minutes, on assiste à ce qui se passe dans la réalité en une cinquantaine d’années. Quand un sujet m’est donné, je vais chercher une manière formelle de le représenter, c’est-à-dire à la fois dans la forme et dans la technique de fabrication.
Vue de l’exposition Pièces montées, Abbaye royale de Fontevraud, 2018.
A.C.
Cela te pose-t-il des problèmes de ne pas attacher d’importance à définir ta pratique ?
A.D. Je ne sais même pas. Une fois devant le fait accompli, je crois que les gens ne se posent pas la question. C’est flagrant chez les enfants, qui peuvent apprécier un livre ou une œuvre sans se demander à aucun moment si ça leur est destiné ou pas. Ceux que cela dérange sont peut-être les personnes qui ont besoin de te classer. Par exemple, certaines librairies qui pourraient avoir du mal à ranger ton travail : dans le rayon jeunesse, art, adulte ou un éditeur qui hésite à publier un livre qu’on ne saura pas classer en librairie… Mais justement, l’intérêt réside dans le fait qu’il existe plein de ponts, beaucoup d’endroits qui créent des passerelles entre toutes ces pratiques, comme ici au Bel Ordinaire. Souvent, surtout pour les projets d’installations, mon travail consiste à créer des liens avec les publics, en particulier les publics jeunesse.
Détails de recherches de teintes pour peindre les bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.
A.C.
Oui, quelque chose se crée en temps réel : des dispositifs participatifs, comme les cabanes pour la compagnie En attendant… ou l’exposition Bâtons et élastiques que tu prépares au Bel Ordinaire. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette approche ?
A.D. Je pense que c’est lié à mon intérêt pour l’outil, qui est arrivé avec les tampons. Cela rejoint ma grande préoccupation qui est de réunir des conditions et un environnement propices à la création. Créer des langages graphiques et des systèmes d’écriture sont des recherches qui m’animent fortement. Cela peut paraître prétentieux parce que je n’ai aucune maîtrise de la typo mais cette idée se rapproche pour moi du travail d’un typographe qui dessine un caractère. Par la suite, ce que les gens en font ne lui appartient plus, ils peuvent faire des trucs tout pourris, écrire des choses atroces. Ce qui me plaît là-dedans, c’est que le typographe disparaît. Par exemple, tout le monde utilise une Helvetica sans jamais savoir qui l’a dessinée. Ce n’était pas facile quand j’ai commencé à travailler comme ça, d’accepter que le résultat obtenu avec le langage que tu as dessiné ne dépend plus de toi. Tu es obligé de lâcher prise et d’accepter qu’ils fassent peut-être n’importe quoi avec tes cabanes, tout casser. Dans mes premiers dispositifs participatifs, c’était un peu difficile de voir les choses sur lesquelles j’avais travaillé, être utilisées à des fins que je n’avais pas forcément prévues.
Détails d’un test de structure pour l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.
A.C.
Dans un entretien de Fanette Mellier publié chez B421, elle évoque les différences entre les pratiques d’illustration et de design graphique, se trouvant elle-même dans une position intermédiaire à mon sens. Aujourd’hui, il existe énormément de personnes qui ont une pratique transversale, font de l’illustration, ou en tout cas de l’image dessinée, et savent par ailleurs gérer des projets de design éditorial.
A.D. On voit passer, même au sein de maisons d’édition très chouettes, des illustrateurs et illustratrices qui n’ont aucune idée de la manière dont sont fabriqués les livres, et n’utilisent pas ce support pour travailler. Mais il existe quelques personnes qui travaillent avec — comme Bastien Contraire ou tous les anciens de la revue Belles Illustrations, ceux qui ont participé à la revue Lagon par la suite, comme Sammy Stein. Ces personnes sont aussi imprimeurs, et s’intéressent profondément à la fabrication. J’évoquais également Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage, qui ont une formation de designers, mais une pratique de création d’images — même si ce n’est pas de l’illustration stricte. Quand je suis sorti de l’école, j’ai fait presque uniquement des travaux de commandes en presse et édition jeunesse, mais je n’y connaissais rien du tout à l’impression. J’avais fait de la sérigraphie, mais je ne connaissais pas l’offset. Par ailleurs, il y a peu d’éditeurs qui te laissent une marge de manœuvre sur la fabrication ou qui ont le loisir de t’impliquer dans ce processus. Souvent, quand les livres sont fabriqués, on te propose deux sortes de papier, et pour avoir un ton direct en plus c’est compliqué. Personnellement, j’ai découvert tout ça en faisant de l’auto-édition, des fanzines et en travaillant en tant que graphiste, par exemple avec Patrick Lindsay pour Châteauvallon. Ces projets nous ont permis d’aller chez l’imprimeur, de comprendre comment le processus fonctionne, de dialoguer avec lui et d’utiliser l’économie de la fabrication. Quand tu es gestionnaire d’un budget de fabrication, tu peux, avec l’imprimeur, faire en sorte de trouver des solutions pour optimiser ton projet, jouer avec ces contraintes de fabrication. Ce qui est génial.
A.C.
Dans l’installation 1,2,3 cabanes ! pour la compagnie de théâtre dijonnaise En attendant…, tu pars d’un concept très large et tu finis par discuter des moindres détails de réalisation, en passant par la création d’un système de scénographie modulaire. Est-ce important pour toi d’avoir le « contrôle » sur tous ces aspects ?
A.D. Rencontrer d’autres personnes, qui ont d’autres métiers, m’intéresse énormément. J’aime comprendre comment tout le système technique fonctionne et c’est beaucoup plus intéressant que de se contenter d’envoyer quelque chose qui doit être réalisé. Cette compréhension des aspects techniques me semble très importante pour adapter son projet. Souvent, on a une idée en tête, elle n’est pas réalisable, mais en comprenant comment les autres métiers fonctionnent, on trouvera des solutions. Par exemple, lors du projet des sérigraphies pour Fontevraud, mon but était de faire des grandes images avec plusieurs couleurs. La sérigraphie est un système d’impression industriel, pour faire des séries et non des images uniques. Il y a un budget, et le plus cher est de faire un écran et le calage. En revanche, si tu comprends que tu peux, à l’imprimerie, combiner les impressions, retourner les papiers et que tu construis des images en fonction de ce système-là, tu peux obtenir vingt-cinq images différentes avec seulement quatre écrans.
A.C.
Tu t’amuses donc à construire tes images selon les contraintes techniques.
A.D. Oui, les contraintes deviennent un jeu. Lorsque tu commences à utiliser ce jeu, ces modules, tu arrives dans une dimension nouvelle qui est l’aléatoire et qui devient amusante. Tu obtiens des images, des combinaisons auxquelles tu ne t’attendais pas. Cela me donne les mêmes sensations que celles que j’ai pu avoir en testant l’animation. Le travail est très laborieux, image par image, mais à la fin tu appuies sur play et là, il y a du mouvement.
A.C.
Contrôler des champs de compétences très divers fait ainsi partie de ton travail. Tu sembles même avoir des sensibilités en typographie. Cela t’arrive-t-il encore souvent de travailler avec des designers comme Patrick Lindsay, ou choisis-tu aujourd’hui des projets pour lesquels tu n’as pas besoin d’un travail de graphisme, trop loin de tes compétences ?
A.D. Non, pas vraiment. J’ai travaillé en atelier avec des graphistes qui m’ont montré certaines manières de faire, mais je suis très mauvais. Je ne ferai jamais un travail d’identité graphique ou de communication sans travailler avec un graphiste. Je suis incapable de mettre en page un programme. Quand je travaille avec Patrick, j’ai bien sûr un avis sur la maquette et ce dont on a envie. J’ai un rôle important dans la fabrication et la conception de l’objet : comment il se découpe, comment il se lit. Mais ici, je crois que l’on est dans un travail d’édition, de rapport texte/image, de rythme…
Détails de peinture des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.
A.C.
Avec le recul, es-tu content de ta formation en illustration aux Arts Décoratifs de Strasbourg ?
A.D. Oui ! Même si l’atelier illustration était très spécifique, centré sur l’image narrative, on était dans une école d’art, donc mes amis d’étude ne font pas uniquement de l’illustration et j’ai pu croiser d’autres pratiques. C’est une école dans laquelle tu es très libre : du savoir et un environnement techniques sont mis à ta disposition pour faire des projets personnels. On est dans une démarche d’apprentissage et de remise en question permanents, que l’on peut poursuivre toute sa vie.
A.C.
Est-ce cette manière de travailler qui t’a donné les clés plus tard pour ouvrir ta pratique à une conception plus large de l’illustration, qui t’a donné envie d’aller voir des imprimeurs par exemple ?
A.D. Pas directement non, parce qu’au début je n’étais pas intéressé par cela, et je n’en avais pas connaissance. En sortant de l’école, j’étais très formaté par cette manière de dessiner, de construire des histoires narratives, même si dans mes projets de diplôme, on retrouvait une pratique un peu transversale, en lien avec la forme. Cette ouverture est arrivée plus tard, à un moment où j’en avais marre de répondre à des commandes. J’ai commencé à faire des fanzines et de l’auto-édition, c’est venu de là.
A.C.
Aujourd’hui, la micro-édition semble être un champ qui permet de cultiver ce dialogue entre design éditorial et illustration narrative, ou dessin en général. À mon sens, faire du design consiste à jouer avec les contraintes et connaissances techniques et faire des choix qui concernent différents aspects d’un même projet.
A.D. Concernant la micro-édition, c’était encore différent à mon époque. Déjà, il n’y avait pas la risographie, qui est apparue en France dans les années 2010. Avec la risographie, tu quittes ce réflexe d’entrer un fichier dans une machine qui t’en sort une image. Elle est un mélange entre la sérigraphie et une imprimante classique, et les mélanges de couleurs ne sont pas les mélanges habituels. Alors, il faut composer avec cela et elle te pousse à tester des choses. En revanche, il commence à y en avoir vraiment beaucoup, alors c’est intéressant de voir des personnes expérimenter d’autres techniques aujourd’hui. Toujours est-il que pour le fanzinat, l’auto-édition est vraiment intéressante, car tu dois gérer le budget de ton objet du début à la fin : à quel prix le vendre, comment l’imprimer et le fabriquer. Tu réfléchis à comment utiliser les machines et leur potentialités pour en tirer le maximum. Je crois que c’est presque ce qui m’intéresse le plus, davantage que de faire le livre. En ce sens, si le design est défini par une idée de rapport entre des contraintes de fabrication, de série et la conception d’objets singuliers… oui, on peut considérer que je fais du design.
Vue du résultat de la production des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, 2022, Bel Ordinaire.
Entretien réalisé par Adèle Chaplain le 27.11.2022.
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Alexandre Dimos, Francine Foulquier, Victor Guégan, La Fabrique de Fanette Mellier, Éditions B42, Paris, 2022 ↩