Hélène Delprat
17.03.2022
Les carnets sont le paradis de la peinture
Dans le cadre de ses recherches sur le brouillon et les méthodologies de travail dans la création artistique, Lorène Tissier est partie à la rencontre de l’artiste plasticienne Hélène Delprat à Paris. Après avoir consulté ses « cahiers » sur son site internet, elle l’a interrogée sur sa pratique du brouillon. Avec une grande générosité, Hélène Delprat lui a montré de nombreux cahiers et documents personnels qui ont pour elle davantage à voir avec le temps qui passe et la mémoire qu’avec son travail à proprement parler.
Le 6 novembre 2021, chez Hélène Delprat.
Lorène Tissier
À quoi vous servent ces cahiers ?
Hélène Delprat C’est une façon de réfléchir. Il y a des notes, des choses que je dois faire ou des tailles de peinture, des idées d’exposition. Je recopie des citations, quelquefois. Il y a des références de livres. Ce sont mes intérêts, mais aussi des listes de courses, des mesures quand je fais une exposition ou une scénographie. Il y a des titres de film. Souvent, je ne les remplis pas jusqu’à la fin. Clausewitz, la guerre, le casque de Siegfried... Il y a des plans aussi, des notes que je prends quand je vais au musée, des idées qui me passent par la tête. En général, ce n’est pas très élaboré. Il y a des choses que j’écris pour rien. Berger, Saint Laurent... On y trouve aussi des faux brouillons, par exemple j’ai gribouillé sur tous les mots de cette page. C’est un plaisir esthétique, je trouve les ratures belles. C’est aussi un rapport au temps. Je note rarement les dates et pourtant je trouve que le temps s’écrit dans mes cahiers, comme dans un agenda. Ils me permettent de visualiser un à deux mois. En complément de ces cahiers, j’ai un blog que je tiens depuis quasiment vingt ans et qui m’ancre aussi dans le temps. Dans le blog, il y a les dates. Je peux aller regarder ce que je faisais à cette date en 2016. Cela me rassure, j’ai l’impression que tout ce que je fais ne s’évapore pas, au moins à mes yeux. Je sais que je faisais du vélo tel jour, qu’il y a eu une tempête, que j’ai franchi un pont. C’est aussi une question de mémoire. Je m’aperçois que je ne sais plus à quoi je faisais allusion parfois, il y a des choses que je n’arrive même pas à identifier. Appelle-moi. C’est assez drôle de revoir tout ça, je revis des choses. La porosité et la dystopie. Là, par exemple, ce sont les mots qui m’agacent, les mots de l’ère du temps. Je fais aussi parfois de grands dessins lorsque j’écoute la radio, sur des feuilles de 65 par 50 centimètres pliées en deux. Je les appelle des dessins radiophoniques. Il y a plus de radio dans ces dessins que de choses à moi. Ces dessins deviennent comme des livres d’heures. Voilà c’est cela un cahier, un livre d’heures. Je ne suis pas une artiste femme. Blacklight. Courrier aux étudiants. Quand ai-je écrit tout cela ? Je ne m’en souviens pas.
Extrait des cahiers d’Hélène Delprat.
L.T.
Si je comprends bien, il n’y a donc pas de différenciation à l’intérieur de vos cahiers entre ce qui relève de la vie quotidienne et de la vie artistique ?
H.D. Exactement, ce ne sont pas spécifiquement des carnets de travail. Mais parfois il y a quand même des dessins que l’on peut retrouver quasiment tels quels dans une peinture. J’ai aussi des dossiers comme ceux-là [elle sort un porte-vue] qui eux, sont dédiés à un projet spécifique. J’y rassemble des éléments sur un même thème, sans ordre. Les libertins, Sade en l’occurrence. Je considère le porte-vue comme un cahier aussi, c’est l’intermédiaire entre le cahier et le classeur. Le problème du cahier c’est que l’on est enfermé dedans. L’homme alligator, étrange mais vrai... Dans ce cahier il y a autant de documentation que de bouts de machins que je fais.
L.T.
Vos cahiers souples, eux, voyagent, vous semblez les emporter avec vous hors de la maison et de l’atelier. Le format importe-t-il ?
H.D. Oui. Au début, je les utilisais plus spécifiquement pour aller dans les expositions et prendre des notes. Maintenant je fais plutôt des photos, que je classe ensuite dans des dossiers sur mon ordinateur. En ce qui concerne le format de mes cahiers, je n’aime pas lorsqu’ils sont trop petits. J’adore les Moleskine comme ceux-ci [19×25 cm], avec des carreaux, des lignes ou des pages blanches peu importe, mais le format doit être celui-là. Quelquefois je les recouvre, je me fais plaisir. Je n’aime pas beaucoup le XVIe arrondissement... Les lignes d’erre, Fernand Deligny, vous connaissez ? C’est magnifique.
L.T.
Vous collez des images dans vos cahiers. D’où proviennent-elles ? Les considérez-vous comme de la documentation ?
H.D. Je conserve beaucoup de journaux. Avant de les utiliser pour la cheminée je ne réfléchis pas et je m’arrête sur des images qui tout à coup me parlent. Cela peut être Greta Thunberg en train de parler du climat, Jean-Pierre Léaud, Johnny Hallyday, une plante ou un oiseau. C’est varié. Je suis dans l’attention, dans la chasse. Je me rends disponible pour recevoir une image. Je crois qu’on voit tellement d’images, qu’on rêve toujours de l’image qui rassemblera tout ce qu’on veut. Mais en réalité on en trouve seulement des fragments, qui peuvent être dans une image de mode, ou dans une reproduction d’œuvre par exemple. L’image idéale, il faudrait la faire soi-même — ce qui est encore une autre affaire. Il y a des figures qui reviennent souvent dans mes cahiers, par exemple Jean Renoir, qui fait partie de mes standards. L’intelligence est terrible, elle nous fait faire des choses stupides... Le confort intellectuel, Marcel Aymé... Le bréviaire de la bêtise, Lars von Trier. Sans moi je me porterais à merveille, j’adore cette citation de Chamfort. Le gai savoir. Je devrais mettre des dates dans tous ces cahiers, c’est vieux.
Extrait des cahiers d’Hélène Delprat.
L.T.
Est-ce que vous vous replongez parfois dans ces cahiers ?
H.D. Non, je ne les regarde quasiment jamais, je les ai sortis pour vous. Je les regarde quelquefois quand je range, parce que cela m’amuse de jeter un œil et de dire « c’était bien » ou « ce n’était pas bien ». Mais ils sont ancrés dans le présent, dans le moment où je les fais surtout. Qui a peur du méchant loup... Sinon, à la suite de chacune de mes expositions, je fais un livre. Ce ne sont pas vraiment des catalogues mais des livres d’images, que je crée à partir d’une maquette sommaire. Ils constituent la suite des cahiers, en plus sophistiqués. Ils sont comme une mise au point. Ils sont plus faciles à regarder. En ce moment je demande à mes étudiants des Beaux-Arts de réaliser une fois par mois une revue de leur mois. Ils doivent y mettre ce qu’ils ont créé, lu, écrit, et ce qu’ils ont envie de faire. Et le fait de mettre en page donne une exigence je trouve, plutôt que des tas de notes qui traînent un peu partout.
L.T.
Pouvez-vous situer le moment où vous avez commencé à tenir ces cahiers, à réunir vos documents de travail ?
H.D. J’ai toujours fonctionné comme cela, j’en avais déjà quand j’étais étudiante. Lors de ma résidence à la Villa Médicis, j’avais un journal, plutôt écrit, il n’y avait pas de dessin. C’était une autre époque aussi, les années 1980. On n’avait pas l’ordinateur. Maintenant à part les notes, je n’écris quasiment plus de longs textes à la main, j’ai mon blog pour cela. Notre vie étant si peu chronologique. Temps sans passé et sans futur qui est le temps propre de la création artistique. Temps circulaire, temps linéaire. Travailler avec des restes.
Extrait des cahiers d’Hélène Delprat.
L.T.
Oui, depuis l’apparition du numérique nous sommes plus tentés d’utiliser notre portable pour photographier ou prendre une note que de sortir un carnet.
H.D. Oui, c’est une autre façon de faire. Je trouve que cela désincarne le processus, c’est dommage. J’aime beaucoup les cahiers de Pierre Bettencourt, un artiste proche du milieu littéraire et des poètes d’après-guerre. Il avait je crois des centaines de volumes d’auto-archives. Ce sont de gros albums, pas vraiment des cahiers, qui contiennent tout son bazar. Il y a des sections comme : Le cousin Noël, album de photographies, Florilège réuni à l’occasion du centenaire de maman, itinéraires de mes voyages, Italie — 12 jours, naissance de Jean-Baptiste... Je suis plutôt dans ce registre-là moi aussi. Ce que j’aime bien, c’est que c’est fait de cette manière parce qu’il n’y avait pas d’ordinateurs. C’est très beau. Des brouillons c’est de la vie, je pense. Essayer d’en faire quelque chose est, à mon avis, une mauvaise idée. Les brouillons existent, ils sont dans la tête, mais c’est par sécurité que l’on se rattache à une forme déjà faite et qu’on l’agrandit, qu’on l’améliore. La mise au propre n’existe pas, il y a forcément une perte. Dans le brouillon il y a toute la vie désintéressée, justement parce qu’il n’y a pas de public.
L.T.
Vous m’expliquez que vos carnets ne sont pas spécifiquement construits. Je pense aux carnets de la peintre Fabienne Verdier qui sont tout l’inverse, et aussi beaucoup plus écrits. Qu’en dites-vous ?
H.D. Ce sont des carnets beaucoup plus esthétisés que les miens, oui. Je n’ai pas ce systématisme, ma tête n’est pas faite comme cela, en tout cas par rapport à mon travail. Je ne vais pas dire que mon travail ne m’intéresse pas, mais ce qui m’intéresse surtout c’est la vie de mon travail et de tout ce que je peux rencontrer autour. Il n’y a pas ce qui est artistique, et ce qui ne l’est pas, comme si j’étais comptable et que d’un côté j’avais mes comptes, de l’autre ma vie. Les chiffres se mélangent. Mes cahiers ne sont pas des choses professionnelles, je dis que ce sont plutôt des livres d’heures parce que je vais peut-être écrire que j’ai vu un homme avec un grand nez et que je l’ai trouvé bizarre, ce qui a priori ne va pas beaucoup me servir dans mon travail. Mais cela reste important dans ma journée d’avoir croisé cet homme.
L.T.
Dans ces livres d’heures, vous griffonnez donc beaucoup, quel est votre rapport au griffonnage ?
H.D. Je peux vous parler plutôt de mon ami, car lui est purement graphomane. Il ne peut pas s’empêcher de dessiner sur tout ce qu’il touche, c’est compulsif. Cela n’a pas d’ambition esthétique ni artistique. Il jette tout, mais je récupère derrière parce que je trouve cela beau. C’est comme un dialogue avec les images... Il lit Le Monde avec un stylo. Je vois les points où il s’arrête, où il s’est interrogé, c’est comme une carte. C’est beau parce que c’est désintéressé. C’est presque maladif de griffonner ainsi.
L.T.
Au vu de tous les documents que vous m’avez montrés depuis le début de cet entretien, je déduis que le brouillon pour vous n’est pas seulement circonscrit à l’espace des cahiers.
H.D. Oui, c’est un tout. J’ai d’ailleurs déjà fait des peintures qui représentent des cahiers. C’est un vrai exercice que d’essayer de ramener cette spontanéité du cahier dans la peinture, qui pour moi est une chose tout sauf spontanée. Les carnets sont le paradis de la peinture. Il n’y a pas de fossilisation, tout est possible. Ils ne sont pas reconnaissables, je ne pense pas qu’en feuilletant ce carnet on puisse deviner qu’il m’appartient. Pourtant il y a une écriture et une conscience de la construction du cahier qui fait partie de l’œuvre. Chacun a une façon plus ou moins ordonnée de ranger sa tête. Ce qui est amusant, c’est de se dire que personne n’ira remettre le nez dedans, pas même moi.
Extrait des cahiers d’Hélène Delprat.
L.T.
Vous ne jetez pas vos documents de travail, vous semblez tout conserver. Où stockez-vous tous ces dossiers, cahiers, classeurs, porte-vues ? Avez-vous une manière de les organiser, ranger, classer, archiver ?
H.D. Oui vous avez raison, tout ce travail pose la question de l’archive. Je fais beaucoup de photocopies, d’impressions de documents, et je me demande comment les garder, comment les relier. Finalement, c’est un peu comme une Encyclopédie. Il y a beaucoup de choses que j’utilise, que j’abandonne, que je réutilise, mais je ne les jette pas. Si cela m’a intéressée à un moment ou l’autre, c’est suffisant pour me donner envie de le garder. Je garde tout. J’en ai ici chez moi, et à l’atelier. Tout est dans un placard, mais rien n’est classé. J’ai mes cahiers, et puis un classeur pour chaque exposition qui contient de la documentation, ou bien des dessins qui me permettent de réfléchir à la manière dont je vais installer mes peintures. Je ne garde pas tout par auto-admiration, mais je n’ai pas envie de jeter. C’est une question de temps qui passe. Ces choses permettent de se remémorer. Je viens de terminer une lecture assez nostalgique de Richard Peduzzi, le décorateur de Patrice Chéreau. Je suis sûre que tous les objets de ses décors, il les a gardés. On s’attache aux choses, ce sont les choses de la vie.
L.T.
Pourquoi avez-vous fait le choix de publier certaines pages de vos cahiers sur votre site ? Ce n’est pas forcément facile à lire, tout est manuscrit.
H.D. Oui, je ne crois pas que l’on puisse lire mes cahiers comme un livre, là n’est pas le but. Mais je leur trouve certaines qualités graphiques et je les vois surtout comme un complément de compréhension de ce que je fabrique.
L.T.
Pouvez-vous comparer l’activité que vous avez sur votre blog à celle de vos cahiers ?
H.D. Le blog est très important oui, autant qu’un cahier. À chaque entrée il y a une image et un texte. Si ce n’était pas publié je crois que je ne le ferais pas. Pourtant, il m’importe peu qu’il soit lu ou non, c’est étrange. J’essaye de publier tous les jours. Je crois que c’est encore en lien avec mon rapport au temps, cela m’énerve de ne pas maîtriser le temps. Les premières entrées datent des années 2000... Il faut aller dans « blog », « catégorie », « sélectionner un mois », et vous voyez dans ce menu déroulant toute ma vie qui défile ! Tout est résumé dans cette liste. Si je veux revoir et relire ma vie, je vais là.
Extrait des cahiers d’Hélène Delprat.
L.T.
Pour conclure, est-ce que vous auriez une définition du brouillon ?
H.D. C’est comme la première note que l’on joue. C’est la chose la plus authentique. C’est la mine, le tas de charbon. Et puis on en fait quelque chose, ou pas, on ne sait pas ce que ça va devenir. Il y a des choses qui peuvent s’affiner, s’abîmer. Mais il n’y a aucune règle. Du point de vue visuel, c’est un espace. Même si c’est un brouillon, il s’organise, parfois même en naissant, car on ne constitue jamais vraiment des pages au hasard. C’est la première chose que l’on voit, la pensée qui, tout de suite, apparaît. C’est un peu comme si on se coupait la tête en deux pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Il ne sert à rien et, s’il sert à quelque chose, il est simplement le point de départ de nouvelles recherches. Mais comme je vous le disais tout à l’heure, la mise au propre n’existe pas. Le brouillon est une chose entière, unique, c’est comme un cristal. Ce que je déteste, ce sont les faux carnets, les carnets de voyage dont on sait qu’ils vont être édités avec l’aquarelle et l’écriture manuscrite. Je trouve cela complaisant, comme les fausses correspondances. À priori, un brouillon, ça intéresse qui ? Meilleur est le brouillon, plus difficile il est à déchiffrer, puisqu’il n’a pas de public. C’est peu attractif, selon les critères du beau académique... si l’idée du brouillon se mélange à l’idée de ce qu’est un dessin, il y a certainement des gens qui ne trouvent pas ces documents très intéressants. Un brouillon n’est pas un beau dessin.
Entretien réalisé par Lorène Tissier le 06.11.2021.