Marie Chéné
11.03.2022
La forme des mots
Marie Chéné possède l’art de combiner les mots, les sonorités et les rythmes pour évoquer des images. Elle s’attarde sur les mots banals, ceux du quotidien, pour trouver de la surprise et de l’émerveillement. Elle tord le vocabulaire dans tous les sens, sans pour autant le perdre, afin de le redécouvrir et en souligner la richesse.
Léana Orsoni
Quel est ton parcours ?
Marie Chéné J’ai commencé par des études littéraires classiques suivie d’un Master d’anglais, puis d’une année à Londres comme jeune fille au pair. À la suite de cela, j’ai été un an dans une école d’audiovisuel au Danemark. C’est l’année pendant laquelle j’ai compris que c’était le scénario qui m’intéressait le plus dans le cinéma. En sortant de cette école, j’ai commencé à travailler dans des sociétés de production à Paris, plutôt sur des séries télévisées où j’ai occupé pendant quinze ans des postes très variés autour de l’écriture du scénario. Après quelques années à Marseille j’ai intégré l’Atelier Pan. Le travail de scénariste s’est petit à petit épuisé en revanche mon travail personnel a pris de plus en plus de place. Ça faisait longtemps que je faisais des choses de mon côté, mais les faire dans un lieu de travail leur a donné une place différente.
L.O.
Quel parallèle fais-tu entre ton travail de scénariste et ton travail personnel animé par l’amour du vocabulaire ?
M.C. Dans le travail de scénariste c’était déjà assez présent. Le scénario de série est vraiment un exercice d’écriture à contraintes. On sait qu’on a tant de scènes dans tel décor avec tant de personnages, il faut que le scénario fasse telle durée et qu’il ne fasse pas plus de trois pages… Après, le travail autour du langage, c’est quelque chose que j’ai toujours plus ou moins fait en remarquant des phénomènes dans la langue qui m’intéressaient ou qui me surprenaient. C’est devenu simplement plus systématique, plus élaboré à partir du moment où j’ai commencé à y réfléchir d’un point de vue professionnel.
L.O.
Que penses-tu du rôle des femmes dans les studios de graphisme ? (Aujourd’hui beaucoup plus de femmes étudient dans les écoles d’art, alors que nous entendons plus souvent des noms d’hommes connus dans ces domaines, même si cela tend à changer).
M.C. Je n’ai jamais travaillé en agence je ne peux pas vraiment en parler. On me pose souvent la question de l’étiquette que je me donne, est-ce que je suis poète, artiste, auteure avec un « e », auteur sans « e », écrivain, écrivaine… Je choisis de ne pas choisir. Je prends toutes les étiquettes, si le terme « artiste » me permet de faire ce que je veux sur un projet, alors je suis artiste et si ailleurs il faut être poète, je veux bien être poète. Je n’ai pas de problème avec la féminisation, ce n’est pas forcement quelque chose que je revendique, je trouve que le mot auteure écrit avec un « e » est aussi beau. Le fait de rajouter un « e » attire l’attention sur cette qualité du mot. Récemment on m’a demandé de participer à un workshop dans une école d’art où ils cherchaient plutôt des artistes femmes parce que s’ils ne font pas attention, ils se retrouvent surtout avec des intervenants hommes.
L.O.
Est-ce que le projet Mot Motte a un lien quelconque avec la féminisation des mots ? Comme celle des métiers par exemple.
M.C. Je ne sais pas si le projet parle vraiment de ça. Ce n’est pas forcément une féminisation parce que « mot » est autant une masculinisation de « motte », que « motte » est une féminisation de « mot », il ne peut pas y avoir de premier parce qu’il n’y a pas de départ. Dans ce projet, les mots n’ont pas de lien si ce n’est qu’ils répondent à cette règle en français très stricte et très variée du passage d’un genre à l’autre. En revanche cela peut être un outil pour comprendre ce que toutes ces règles peuvent avoir d’arbitraire. C’est aussi quelque chose qui peut amener du jeu dans un sujet qui est souvent pris très sérieusement, cela peut permettre de décrisper le discours. Il y a un livre qui est sorti en librairie intitulé Le zizi des mots qui revendique le fait que les mots masculins seraient des mots de fonction et les mots féminins seraient des noms d’objets. Sur les cent soixante-dix couples que j’ai trouvé cela n’a rien de systématique que l’un soit une fonction et l’autre un objet. Je trouve que c’est bien d’avoir des choses à défendre mais il ne faut pas non plus tordre la langue pour lui faire dire ce qu’on veut qu’elle dise. En l’occurrence le projet Mot Motte est une manière drôle et détournée de regarder ces histoires de règles grammaticales et permet d’être surpris par des mots que l’on croit connaitre par cœur.
Marie Chéné, Mot Motte.
L.O.
Pourquoi ne montres-tu pas ton travail sur internet ou sur les réseaux sociaux ?
M.C. Ce n’est pas une volonté délibérée, c’est un manque dont j’ai conscience. Il faudrait que j’ai ne serait-ce qu’un site, mais je n’essaye pas non plus de cacher mon travail. Il y a certaines de mes productions qui pourraient se prêter à des parutions régulières, sur Twitter ou un Instagram mais j’ai du mal à trouver du temps pour faire ça. Deux choses se mêlent dans cette problématique : faire sa propre promotion c’est quelque chose qui n’est pas du tout évident et puis comme mon travail est vraiment sur le langage j’aimerais proposer quelque chose qui reflète cet aspect. Du coup, le serpent se mord la queue. Avant d’avoir vraiment réfléchi à cette question je ne peux rien faire et, en même temps si je ne fais rien je n’y réfléchis pas. Mais dans tous les cas c’est un vrai problème, sans doute mon travail gagnerait à être plus visible, il est assez graphique par rapport à d’autres travaux d’écriture. Ça fait partie des chantiers auxquels il faut que je m’attelle.
L.O.
C’est l’amour du langage qui t’a amené à créer des images ? Ou est-ce que les images et les mots sont indissociables pour toi ?
M.C. Les mots ont une forme et vivent quelque part. Dans le projet Suppléments littéraires les phrases que j’écris en caviardant les pages de journaux sont inscrites dans un contexte, c’est là qu’elles sont vraies. J’aurais l’impression de les travestir si je devais les changer de milieu. C’est la même chose pour le projet sonore, Cherchez le murmure, qui joue avec les échos. Ces phrases sont d’abord oralisées, et dites face à un écho qui renvoie les dernières syllabes et complète la phrase : « Jamais l’étonnement/ne ment », ou « Toutes les particules/articulent. » Une carte a été imprimée pour que nous puissions nous rendre sur place afin de les entendre dans les montagnes. C’est dans ce lieu qu’elles sont complètes. Si je reviens aux phrases de journaux, ce sont des phrases valides, mais je n’ai aucune envie de les extraire de l’endroit duquel elles sont apparues. Pour répondre à ce que tu disais ce n’est pas tant une image qu’une forme, ça peut être sonore ou bien visuel. L’écriture naît d’un lieu ou d’une circonstance, cela participe beaucoup de l’écriture. Ce qui me réjouit quand on m’invite à travailler quelque part, c’est de n’avoir encore jamais expérimenté ce lieu et de me demander ce qu’il y a en germe comme écriture là dedans. Ce que je fais la plupart du temps ne peut pas se transposer d’un endroit à l’autre. C’est pour cela que les mots ont une forme, ils n’existent pas dans l’absolu pour moi. L’idée d’écrire sur une page blanche ou dans un fichier vide ne me plaît pas du tout, ça me donne pas plus de liberté.
Marie Chéné, David Poullard, Mots d’angle, Seyne-sur-Mer, 2019.
L.O.
Quel lien fais-tu entre tes pratiques ? Que ce soit la poésie, les mots, qu’ils soient écrits ou oralisés ou encore insérés dans une carte ou mis en espace.
M.C. Ce sont simplement des endroits de réflexion différents. Dans le travail d’écriture réalisé avec le nom des communes de France pour Le Tigre, j’ai repéré que certains noms de communes françaises voulaient dire quelque chose, par exemple Menton, Rennes, Paris… Dans les 36 000 communes de France il y en a 1 200 qui sont dans ce cas, ce qui permet d’écrire à la fois des textes et des itinéraires. Nous n’écrivons pas de la même manière avec des noms de communes ou avec des noms d’îles. Si je dis « Corse » nous voyons sa forme et si je dis « Paris » nous voyons sa localisation en France. Quand j’écris, les noms de communes sont placés sur la carte de France alors que les îles sont reconnaissables seulement par leur forme. Petit à petit cela devient un code secret. Admettons que j’écrive « La tendresse corse cette histoire », la fois d’après j’utiliserai le mot « Corse » en ne mettant que sa forme, sans le nom en dessous. Avec la cartographie, et la toponymie, il y a toujours cette attention. Ce sont des mots qui viennent d’un endroit, qui ont une forme avec laquelle nous avons un rapport, que nous n’utilisons pas de la même manière.
L.O.
Est-ce que cette histoire de code secret t’intéresse particulièrement ?
M.C. Ce qui m’intéresse dans le code ce n’est pas le secret mais c’est de trouver des codes pour communiquer les uns avec les autres. L’écriture est un code autant que le langage parlé. C’est un émerveillement un peu naïf pour des choses auxquelles nous sommes habitués en oubliant que cela peut être incroyable. C’est pour cela que j’aime le vocabulaire, pour autant les mots savants ou rares m’intéressent assez peu. Je préfère largement utiliser des mots que l’on connait par cœur et brusquement s’apercevoir que dans « vaporeux » il y a « va » et « poreux », ce qui peut transformer le mot en une sorte d’injonction très belle, celle d’aller se balader et d’être poreux au monde autour de nous.
L.O.
Que peux-tu me dire du mouvement OuCarPo auquel tu es associée ? Quelles sont tes actions ou activités ?
M.C. Nous nous retrouvons tous les premiers mardi du mois à Marseille pour réfléchir ensemble puis partager les différents travaux et découvertes des uns et des autres autour de la cartographie.
L.O.
Donc ce sont des travaux personnels avec une mise en commun ?
M.C. Oui, cela nous est arrivé de faire des expositions collectives en l’occurrence l’exposition Alpha Beta Carta autour des mots dans la carte qui était assez stimulante. Il y a toutes sortes d’approches dans les réunions ce qui permet d’enrichir les questions que nous pouvons nous poser sur une carte afin de mieux la comprendre. Pour ma part c’est avec la toponymie que je me sens la plus à l’aise.
Marie Chéné, Feuille de route, magazine Le Tigre numéro double 24–25, Décembre 2012–janvier 2013, pp.26–27.
L.O.
Comment se passe le travail d’auto-entrepreneuse ? Le fait de travailler seule ?
M.C. Travailler seule ne m’intéresse pas forcément. J’aime beaucoup travailler en collaboration, mais il faut aussi que cela ait du sens, cela dépend des projets. L’idée du projet Marmot-Marmotte m’est venue toute seule, je l’ai poussé à son terme en collaboration avec le Frac. Pour le projet Mots d’angle travailler en collaboration était évident. Afin de pouvoir lire deux mots en un et régler le tout au millimètre près, il me paraissait important de travailler avec un typographe. Je suis vraiment contente de le faire avec David Poullard, qui est aussi artiste, de pouvoir enrichir le projet et le pousser le plus loin possible. Mais sur le projet des Suppléments littéraires ça n’aurait pas eu de sens de travailler avec quelqu’un d’autre. Après, le fait d’être dans un atelier change complètement la donne. Je teste énormément mes idées sur les autres, je vois leur réactions. Nous avons des métiers qui sont quand même très aléatoires avec parfois de grosses périodes de travail et après plus rien. C’est vraiment bien d’être entouré de gens qui comprennent ce fonctionnement. Le travail régulier et harmonieusement reparti est quand même très rare. Pour finir, mon outil de travail préféré, c’est le dictionnaire, c’est comme une collaboration. Si j’ai un dictionnaire avec moi, je suis beaucoup moins seule.
Entretien réalisé par Léana Orsoni le 10.12.2019.