Quentin Bohuon
18.12.2023
La solitude des images
Rencontre avec Quentin Bohuon, illustrateur, que son parcours a fait passer par l’ÉSAD Valence entre 2016 et 2017 avant d’être diplômé de la HEAR Strasbourg. Quentin a bifurqué du design graphique à l’image narrative, et il développe maintenant un univers visuel énigmatique et poétique. Au début de son travail d’auteur, il nous raconte ses méthodes et ses doutes, ses inspirations.
Samuel Vermeil
Est-ce que tu peux nous décrire la façon dont tu travailles ?
Quentin Bohuon En ce moment, il y a vraiment l’idée de travailler sur des séries. Ça m’intéresse beaucoup la répétition d’un geste, d’un dessin, ça raconte presque une histoire. Je me rends compte qu’à Valence1 j’avais déjà commencé à travailler sur des « micro-récits ». Comment une même image répétée peut-elle raconter quelque chose dans les modifications qui lui sont apportées ? Une attention ou un manque d’attention ; quelque chose qui est modifié après coup, qu’on essaie de transformer sans vraiment y arriver ; une sorte de liberté qui amène une autre dimension à l’image.
S.V.
Peux-tu préciser la distinction entre série et répétition ? Qu’est-ce que tu entends par répétition et à quel moment cela devient une série ?
Q.B. Il y a série quand il m’arrive de répéter plusieurs fois le même dessin, et que ces dessins deviennent un ensemble. Généralement je commence en noir et blanc pour essayer de trouver des volumes — par exemple dernièrement j’ai beaucoup travaillé au fusain. Puis, je change de feuille. Je redémarre, et je me penche sur la couleur. Je travaille en couches, justement comme en sérigraphie. Une première couche d’aquarelle que je viens ensuite rehausser avec une seconde couche de fusain. Il y a une sorte de travail à la manière de tests colorimétriques, comme on ferait un passage à vide sur des cadres avec de l’encre de sérigraphie. Là, je trouve peu à peu mes couleurs à l’aquarelle. Au début, mes dessins restaient souvent à l’état de croquis, de lignes ou de choses plus indéterminées que je retouchais après sur ordinateur. Puis, j’ai eu envie d’aller plus loin dans le dessin pour avoir des originaux à exposer. Du point de vue de la méthode, je trouvais vraiment dommage de ne pas garder de traces de ces premières étapes. Maintenant, je m’oblige à refaire le même dessin jusqu’à ce que j’en sois satisfait.
Les poissons ne pleurent pas, 2022.
Recherches et étapes du projet.
S.V.
Avant, tu travaillais avec ton ordinateur comme outil de dessin, et tu as mis ça de côté pour essayer de mettre au point quelque chose de différent qui te permet de partager les images que tu produis, les objets matériels ?
Q.B. En fait, ce moment du travail sur l’ordinateur, je l’ai hérité de la HEAR. Dans l’atelier de sérigraphie les techniciens nous poussaient à rechercher, à mixer les techniques concrètement. On était aussi incité à trouver des liens entre les ateliers, à mélanger lithographie et sérigraphie par exemple. Je collectais des formes, des textures, des matières provenant de supports différents, je les scannais en noir et blanc — en seuil — et après, je jouais avec en faisant des montages sur ordinateur. Mais j’ai fini par trouver dommage de ne pas rentrer plus directement dans une pratique manuelle, d’essayer de tout faire à la main, pour avoir au final un dessin physique, un original.
S.V.
Est-ce qu’il y a quelque chose de particulier qui t’intéresse dans ces séries au fur et à mesure des dessins et des re-dessins ?
Q.B. Cette envie d’un dessin « parfait » — ou du moins qui me convienne —, matérialisée par ces dessins et re-dessins, m’amène à explorer et approfondir des techniques. Ça me permet de travailler avec de l’aquarelle, du fusain, ou dernièrement de la gouache. Enfin, si on parle uniquement du côté plastique, j’ai l’impression d’expérimenter, de fouiller et de me creuser de plus en plus la tête pour réussir à faire ce que je veux. Ça amène, là encore, une identité supplémentaire.
Rompre le feu, 2022. Aquarelle & fusain.
Recherches et étapes du projet.
Romain Laurent
Ça ressemble beaucoup à une sorte d’obsession. Une obsession de maîtrise technique. J’ai l’impression que tu utilises tes propres dessins comme contexte d’expérimentation.
Q.B.
Clairement ! Je fonctionne comme ça aujourd’hui, mais je ne pense pas que je pourrais continuer éternellement. Par exemple, le bocal avec les poissons, je l’ai recommencé de nombreuses fois. À la fin, j’étais éreinté de cette aventure. Oui, il y a vraiment une volonté de contrôle et de maîtrise, sûrement un peu trop, je m’en rend compte.
Quand je vais dans des expositions, il y a souvent des originaux et parfois même des planches originales de BD. On y voit sur le côté toutes les petites traces annexes au dessin. Des fois je me dis que c’est bien qu’on ait accès à ça. Mais moi, je veux que ce soit au cordeau.
S.V.
Quentin, je crois que tu t’étais beaucoup intéressé aux récits qui pouvait exister dans une seule image. D’une certaine façon, cette idée de répétition d’une même image résonne aussi avec cette thématique.
Q.B.
Tout à fait. C’est une question qui m’a suivi tout au long de mon parcours, qu’il s’agisse de mes études en design graphique ou plus tard en illustration. J’ai même fait mon mémoire sur ce sujet2. Pendant une période aux Arts décoratifs, je m’en suis écarté et j’ai essayé de faire de la bande dessinée. Je me suis rendu compte progressivement que ce n’était vraiment pas mon truc. Avoir un découpage défini de gaufriers, des ellipses à penser, des personnages qui se ressemblent d’une page à l’autre, des cadrages précis de pièces en fonction des scènes, etc. ce n’est pas pour moi.
En fait, je crois que j’ai envie de revenir à l’idée de créer des images qui, à elles seules, insufflent un récit. Par exemple, les dessinateurs comme Roland Topor3 me fascinent. Chacun de ses dessins me transporte dans un monde qui n’appartient qu’à lui.
S.V.
Justement, si on quitte un peu les questions de « cuisine » et qu’on en vient plutôt au sujet, je me demandais si tu avais des sujets de prédilection ? Ou, pour le dire d’une autre façon, de quoi parlent tes images ? On a souvent l’impression qu’il y a un mystère dans tes images, quelque chose à déchiffrer, une énigme.
Q.B. Je pense que ça parle de moi. En tous cas, ça trouve son origine dans des émotions et des sentiments personnels. C’est généralement des histoires d’amour, ou des relations d’amitié, des rencontres. C’est vraiment le dénominateur commun de mes productions. Ça me questionne, ça me travaille, ça me rend triste, ça me rend heureux. Je le fais d’une manière assez pudique — il s’agit de ne pas trop en dire —, mais aussi pour que chacun puisse s’approprier l’histoire. Je crée cette énigme, je la propose à la personne qui regarde l’image, mais je pousse aussi la personne à se créer son propre chemin, sa propre interprétation.
Masque en éventail, commande pour le Crous Alsace, 2021.
Margot Vidal
Comment articules-tu ces préoccupations personnelles avec la réponse à une commande ?
Q.B.
Des fois on a envie d’amener nos interrogations personnelles dans le cadre d’une commande, mais ce n’est pas toujours possible. Je pense qu’il faut faire attention de ne pas tomber dans le cliché de son propre dessin ou de son propre travail. Il y a toujours un répertoire de formes et de choses dans lequel tu vas piocher, auquel tu es identifié et pour lequel les gens viennent te voir.
En ce moment, par exemple, mes proches ou les amis qui veulent me faire un cadeau m’offrent des poissons. Juste parce que j’en ai dessiné ces derniers temps, les gens se disent que ça doit me plaire et ils vont m’en offrir : j’ai la peluche poisson, la manique poisson, les tongs aussi…, j’ai des poissons partout.
S.V.
C’est intéressant parce que, tout d’un coup, tu pourrais dessiner ce que tu aimerais avoir et puis peut-être que cela va apparaître…
Q.B. Je vais peut-être me mettre à dessiner des Ferrari !
S.V.
Il y a quand même une présence assez forte de la nature, des animaux. Tu commences à développer un genre de bestiaire.
Q.B. Je crois qu’il existe déjà. Je pense que ça reflète mon enfance. J’ai beaucoup traîné dans les bois à construire des cabanes avec mon père et à nettoyer les rivières. Il y a eu par la suite une période pêche qui a duré pas mal de temps. C’était ça qui m’a dirigé vers un lycée agricole. Aujourd’hui ce sont des influences qui se retrouvent logiquement dans mon travail. Il y a aussi des préoccupations d’ordre écologique. En faisant des images, j’essaye aussi de donner de la visibilité à ces environnements pour sensibiliser les gens. J’aime penser que je peux jouer un petit rôle.
M.V.
On le voit bien dans l’image avec les sacs plastiques et les oiseaux.
Les oiseaux, extrait de Enfin l’automne, 2022.
S.V.
Ça nous intéresserait de savoir plus largement ce que tu regardes, de quoi tu te nourris, quelles sont tes sources d’inspiration.
Q.B.
Je suis un grand fan d’Haruki Murakami et je pense qu’il est dans mes premières influences. Dans les textes, les histoires qu’il développe, la psychologie des personnages, leur manière de penser, dans la façon dont il écrit et dont il décrit le monde qui l’entoure ; je trouve qu’il le fait à la fois de manière simple, complexe et poétique. J’admire son travail. En ce moment je suis en train de lire Le meurtre du commandeur, après avoir lu Kafka sur le rivage, Flipper, 1973, et Écoute le chant du vent. En termes de lecture, c’est mon Graal. J’aime bien les choses étranges. Récemment j’ai lu Le terrier de Franz Kafka, un des derniers livres qu’il a écrit et qu’il n’a pas terminé d’ailleurs. En fait, j’aime les œuvres qui développent un univers à la frontière entre le réel et le fantastique, lorsque l’auteur laisse une place au doute… Et là je pense au bocal avec les deux poissons dedans. En soit, il n’y a rien d’étrange, mais le fait de le mettre là, de cette manière, j’aime à penser qu’il y a un glissement qui se joue vers une atmosphère surréaliste, fantastique. Roland Topor est une référence importante, on en a déjà parlé. Henry Darger4 dont j’ai pu voir des originaux dans une exposition au musée Würth, l’est aussi. Je regarde pas mal de films, sud-coréen notamment. J’adore le cinéma de Lee Chang-dong…
Une influence dont j’ai oublié de vous parler, c’est celle d’Escher5. Il a une approche très scientifique, très mathématique dans sa manière de créer des systèmes, des motifs. Peut-être que ce goût m’est venu du design graphique. Je retrouve ça dans ma manière de construire une image, de la structurer, de mettre en place un procédé. On le voit bien dans ma pratique de la série, dans la reproduction d’images de façon méthodique.
R.L.
Tu as commencé par parler de tes références en citant des œuvres littéraires et non des œuvres plastiques ou visuelles. J’ai l’impression que c’est évocateur de la manière dont tu travailles. Plus avec des histoires en tête, des récits, des systèmes narratifs, plutôt que des images.
Q.B. C’est vrai qu’à une période je m’étais mis à écrire. Je ne sais pas si j’écrivais super bien, mais en tout cas c’était devenu un point de départ pour beaucoup de dessins. Parfois je notais très frontalement des choses que je ressentais et, parfois, j’essayais de trouver une métaphore visuelle, une matérialité avec une image. Il y a eu ce jeu de ping-pong, de va-et-vient entre les deux. J’écrivais quelque chose, j’en faisais un petit dessin, puis je revenais à l’écriture, etc. L’idée avance petit à petit en écrivant. Je travaille moins consciemment de cette manière, mais je pense qu’il y a toujours ce réflexe. Même si ce n’est pas fait sur une feuille de papier, extériorisé, j’ai l’impression de garder ce procédé en tête.
Camille et la mer, 2022. Encre de chine, crayon de couleur, aquarelle.
S.V.
Au regard de ton parcours, que penses-tu avoir trouvé aujourd’hui ? Comment vois-tu ton évolution par rapport à la période où tu te cherchais et où il y avait un certain bouillonnement ?
Q.B.
Je pense que ce serait assez périlleux de dire qu’on a trouvé son truc, de continuer à travailler sans se poser de questions. Je remets en cause beaucoup de choses et je me remets beaucoup en question. Mais mon processus de travail, même s’il varie légèrement, est maintenant bien en place. J’ajuste certaines choses à la marge, j’apporte de légères modifications, comme sur les questions techniques ou d’outils dont on parlait tout à l’heure.
De manière plus large sur mon travail, cette question de l’image-récit est récurrente. C’est une ligne directrice, un fil rouge. Ces micro-histoires — qui ne sont plus si micro que ça parce qu’on peut rester très longtemps devant une image et se poser plein de questions — sont centrales.
Je pense aussi que je m’affirme plus, je m’autorise à croiser les choses. Par exemple, si demain j’ai envie de découper du bois, on va découper du bois et on va faire des outils avec. Je compartimente moins. Tout à l’heure on parlait de l’influence qu’a pu avoir le design graphique sur mon travail : ce n’est pas parce que j’ai arrêté ces études et que je ne fais plus de design graphique que ça n’a pas d’influence sur la manière dont je peux travailler aujourd’hui…
S.V.
En conclusion, peux-tu nous parler de ce que tu as envie de faire à l’avenir ?
Q.B.
En termes de travail, j’ai envie de me pencher sur la question de l’exposition en galerie de dessin contemporain — je n’y connais pas grand chose. Disons que j’étais plus versé dans l’idée de faire de la bande dessinée ou du roman graphique, donc je m’intéressais au monde de l’édition. Dernièrement, chercher des manières d’obtenir des dessins originaux finis a fait émerger cette question de l’exposition. Ça me parle beaucoup et c’est un peu ma préoccupation du moment. Un autre projet, parce que l’aspect éditorial de l’illustration continue de m’intéresser, ce serait de faire des petites éditions, des livres auto-édités qui pourraient promouvoir mon travail auprès de clients.
J’ai aussi envie de me rapprocher du dessin de presse. j'ai envie de développer cet aspect-là de mon travail. D’une part parce que ça rapporte un peu mieux que la bande dessinée et puis l’idée me plaît. Encore une fois, il s’agit de condenser en une image un sujet, une histoire…
Passé, présent, futur, 2023.
Entretien réalisé par Samuel Vermeil et Romain Laurent, avec la présence de Margot Vidal, le 14.12.2022.
-
Quentin a étudié à l’ÉSAD Valence de 2015 à 2017 avant de poursuivre son parcours à la HEAR, Strasbourg. ↩
-
Quentin Bohuon, Le discours de l’ineffable — Mécanisme de l’image isolée, HEAR, 2019–2020. ↩
-
Roland Topor (1938–1997), artiste, auteur, cinéaste, touche-à-tout brillant et grinçant, co-fondateur du mouvement Panique. ↩
-
Henry Darger (1892–1973), artiste peintre américain associé à l’Art brut dont le travail a été révélé dans les années 1990. ↩
-
Maurits Cornelis Escher (1898–1972), artiste néerlandais, célèbre pour ses représentations d’espaces impossibles. ↩