Service Local
18.03.2024

Loin c’est petit, proche c’est grand !

Intéressé ·es par la question de la production graphique alternative, ou plutôt comment produire lorsque l’on a pas, ou peu, de moyens, nous nous sommes rapproché ·es de Clémentine Léon et Gautier Scerra. Tous deux forment le studio de graphisme Service Local, dont le nom laisse supposer leur empreinte graphique sur la scène culturelle alternative Lyonnaise. Invité ·es dans leur bureau situé à l’Atelier Sumo, iels nous racontent leur parcours, professionnel et relationnel.

Affiche Service Local, 2013

Alexandre d’Hubert En 2013, Gautier, tu as réalisé un entretien dans la revue From—To1 intitulé « Service local ». Quelques années après, avec Clémentine, vous formez un studio de graphisme qui porte le même nom. On s’interrogeait donc sur ce nom et sur cette continuité entre l’entretien et le studio.

Gautier Scerra Elle est difficile, cette question. J’ai relevé la notion de « service local », lors de cet échange avec un ancien imprimeur à Crest. C’était une figure locale qui assurait un service de proximité, je trouvais sa manière de fonctionner belle et je commençais à m’interroger sur la posture de l’imprimeur ou du typographe, ancêtres du designer graphique. J’ai fait cet entretien, mais je n’avais pas de titre. C’est Camille Chatelaine ou David Vallance qui ont choisi ce titre parce que cela sonnait bien.

Clémentine Léon Gautier avait dû fabriquer un poster pour tester les caractères en bois qu’il avait fait. Il y avait des productions avec ce mot qui était écrit, et c’est vrai que cela sonnait bien. Ça arrivait au moment où on se disait qu’on pouvait travailler ensemble. Qu’est-ce qu’on se donne comme identification ? On s’était dit que « Service local » marchait aussi car notre atelier est au 3 passage Gonin, à l’Atelier Sumo et à une époque, on appelait cet endroit « le local ».

G.S. On a commencé à travailler ici sans se dire que c’était du travail, on filait juste des coups de main à des artistes qui travaillaient là-haut. Un dépliant, une affiche, etc. C’était logique qu’il y ait un lien avec le lieu qui voyait naître nos premières productions.

A.D. Vous avez toujours été impliqués dans ce lieu et avec les gens d’ici ?

C.L. Oui, depuis 2014. Pour nous, ça a été une deuxième école, parce que c’est là qu’on a mis en jeu notre pratique dans un contexte réel, avec des besoins concrets, de montrer leurs travaux, communiquer dessus, le médiatiser. Ça a été une partie de jeu, s’amuser à les aider, à faire et à apprendre, à se faire la main.

G.S. Ça a été un terrain d’expérimentation, en dehors d’une « réelle » économie, nous n’étions pas sujets à des questionnements autour de « comment (sur)vivre du design graphique ? ». Nous n’étions pas vraiment dans un rapport de commande avec des clients, ce qui nous donnait une liberté d’expérimenter de nouvelles formes. Par ailleurs, ici le loyer est relativement bas, ce qui a enlevé une certaine pression de la sortie d’école, de faire du graphisme pour faire de l’argent et en vivre.

C.L. Oui, il y a un loyer bas, mais il y a aussi l’avantage de qui veut vient : tu peux passer en dehors des circuits traditionnels de l’immobilier, sans la pression financière qui va avec. Il n’y a pas de dossier à faire, de garants, il suffit de payer son loyer et c’est OK.
  Et de fil en aiguille, cela nous a permis de mettre un pied dans un certain milieu, un certain contexte de production. Chose que tu ne peux pas trop savoir en sortant de l’école. Tu ne te dis pas : « Moi, ce qui m’intéresserait, c’est de faire ceci ou cela. » On a eu la chance de travailler avec nos ami·es artistes dont on admire le travail.
  Petit à petit, on s’est fait un petit réseau à la fois dans l’art contemporain et dans la musique. Au bout de 10 ans, tu regardes rétrospectivement le chemin que tu as parcouru, et c’est émouvant de voir l’évolution et comment tout ça a commencé. Nous réalisons que nous avons de la chance d’une certaine manière, et nous sommes reconnaissants envers nos premier·es ami·es /commanditaires pour la confiance et la liberté qu’iels nous ont accordé·es pour commencer à nous lancer dans le monde de l’après-école.

Espace de travail de Service Local, Lyon, 2023

Clara Barthod-Malat De fait, vous êtes devenus une sorte de service de proximité ?

G.S. On se faisait une sorte de fiction avec ça. Cette porte était ouverte, les gens passaient et les choses se déroulaient souvent comme cela  :
– Hey, je suis en train de sortir une cassette, est-ce que vous ne voulez pas m’aider à faire une pochette, un tampon, etc.
– Oui, vas-y, assieds-toi 5 minutes, on va faire ça.
Comme un service de cordonnerie, de serrurerie ou de clé minute, les gens passaient et on commençait à bricoler quelque chose. « Oui, là il y a une piste à suivre, OK, on en reparle bientôt. » ça nous amusait de jouer aux « artisans ».

A.D. Vous profitiez de ce contexte qui ne relevait pas de la commande pour vous faire plaisir et expérimenter selon vos envies ?

C.L. Les gens viennent avec leurs intuitions et c’est toujours intéressant, voire même obligatoire, de travailler avec eux plutôt que de dire : « Nous, on fait ça et on te donne ça. »

G.S. Je mettrais une condition à cela, c’est qu’il y avait un lien avec ces personnes. C’étaient des gens qu’on connaissait et qui connaissaient notre travail. C’était un plaisir pour nous de développer notre savoir-faire avec eux, cela facilitait les choses.

C.L. C’est vrai que l’affect, le lien qui nous fait travailler avec des gens, c’est très important. Il y avait des moments où cela a pu être problématique, car comme tout le monde le sait, ce n’est pas forcément facile de collaborer avec des ami·es, mais de manière générale ce sont des échanges très riches. Et petit à petit, quand on s’est mis à travailler sur des commandes plus importantes, c’est devenu une autre aventure. À ce moment-là, tu dois mettre l’affect de côté, te dire que tu es dans une relation absolument professionnelle, tu ne charges pas le projet de la même intention. Mais c’est aussi passionnant car cela peut produire de belles rencontres.

G.S. Je reviens sur la question de la carte blanche sur l’expérimentation, il y avait de ça, mais il y avait aussi l’héritage de l’apprentissage valentinois. On avait besoin de recherche, de concepts, de contraintes, même si les gens n’en avaient pas. Typiquement avec l’Atelier Sumo, on a cherché dès le début à imaginer ça.

C.L. Il fallait qu’on ait un terrain d’enquête, comme on apprenait à Valence : enquêter, questionner le contexte, dégager une problématique et se mettre des contraintes de production. Sauf que là, on pouvait produire instinctivement et rapidement, alors qu’à Valence, on était parfois frustrés de ne pas avoir produit plus.

A.D. On a vu sur votre site que vous parliez de mutualisation de savoir-faire, d’outils, d’un espace de rencontre, de fabrication. On se demandait si vous vous considériez comme une sorte de fablab du graphisme ?

G.S. Le réel, la géographie d’un lieu, d’une porte que l’on franchit, c’est vraiment ce qui caractérise notre démarche. Nous avons eu peu de sollicitations par internet. Pour nous, c’est dur de ne pas mettre de visage sur un projet, il manque quelque chose.

C.L. Je pense que cela peut faire écho à un fablab, mais je pense aussi que c’est lié au fait que l’on essaie de se spécialiser dans les objets imprimés. À la fin, il faut qu’il y ait un résultat concret, matériel. Ainsi, il y a toujours une étape manuelle, de manipulation de formes, d’objets, d’images, du découpage, des scans, etc.

G.S. Il y a peut-être aussi la notion de hack, qui ne serait pas un hack numérique mais plutôt économique, dû au fait qu’au début, nous n’avions pas de moyens de production ou de budgets d’impression. Il fallait donc se débrouiller pour faire, par exemple en fabriquant un flyer avec une imprimante laser ce qui produit quelque chose de DIY.

C.L. Et qui caractérise quand même fortement notre esthétique.

Affiche  Free Iran, 2018

A.D. Vous réalisiez l’impression majoritairement vous-même ?

C.L. Cela dépendait, nous avons des ami·es autour de nous qui ont un atelier de sérigraphie, un atelier de riso. Il y avait ainsi plein de possibilités de productions différentes. Sinon, cela nous arrivait de travailler à l’imprimante laser. Il n’y a pas de règles. On a mis du temps avant d’y arriver, mais aujourd’hui nous travaillons régulièrement avec un imprimeur.

A.D. Sur un projet plus conséquent par exemple ?

C.L. Sur un projet que nous avons auto-édité. Ce n’était pas la première fois, mais c’était notre première expérience sur un gros projet, d’un livre produit par un imprimeur. Auparavant, il y avait moins de pression.

A.D. J’ai vu que vous avez travaillé avec Edwin2, qui est une grosse marque, et en même temps vous faites de l’auto-édition, à petite échelle. Vous pouvez nous en dire plus sur cet écart ?

C.L. Sacré hasard.

G.S. C’est du hack encore une fois. En fait, Hugo, un ami, qui fait de la musique, avait besoin d’un visuel pour un EP et l’idée est venue : « Ce serait trop cool de faire ce visuel sur des t-shirts. Oh, mais attends, il y a Machin qui bosse chez Edwin. On n’a qu’à demander à Edwin de nous fournir 100 t-shirts, et on fera la sérigraphie avec Pierre, un pote qui a un atelier de sérigraphie textile. » Encore une fois, c’est une histoire de réseau. Pour ceci, on peut demander à lui, pour cela, à elle, etc. Et ainsi, il n’y a rien d’industriel, tout est à petite échelle.

C.L. Tu vois bien que des marques comme Edwin sont friandes de pouvoir collaborer avec des plus petites structures qui ont plus d’autonomie, de marges de manœuvre et donc une esthétique peut être plus décomplexée.

G.S. On aurait dû leur demander de l’argent…

C.L. Mais bien sûr… On est trop à l’arrache.

G.S. Les choses se font par hasard, ou de manière spontanée. On a l’idée, et trois semaines après, on a les t-shirts.

A.D. Comment vous organisez-vous entre ces différentes activités ?

C.L. On essaye de planifier, parce que là on parle beaucoup de la façon dont on a travaillé, ce qu’on a fait au début, mais cela fait maintenant 10 ans et les dynamiques ont évolué. On essaye de compartimenter davantage ce qui relève du travail ou des loisirs, de ce qui apporte un salaire ou de ce qui est plus personnel, important, éthique… On essaie de s’organiser, car on se professionnalise.
  Au début, on prenait les choses telles qu’elles venaient, on ne savait pas combien de temps allait nous prendre telle ou telle tâche, et entre nous, c’est difficile de se répartir les rôles. Tu penses que travailler à deux est un gain de temps, mais au final cela peut-être une perte de temps. Tu passes des heures sur un minuscule détail et, comme il n’y a pas d’argent, tu ne comptes pas le temps, tu veux faire le truc parfait.
  Nous sommes très exigeants sur le résultat. Nous y passons des semaines, nous voulons que ça claque. Au fur et à mesure, nous nous sommes rendus compte de certaines choses. On a toujours de l’exigence, mais on réévalue nos priorités, car cela prend beaucoup de temps sur notre vie à côté. Aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas très organisés en un certain sens, mais nous essayons d’avoir un planning, de mieux gérer les projets qui prennent du temps et ceux qui sont plus courts.

G.S. Il y a deux rythmes en quelque sorte. Nous sommes contraints par le calendrier des commandes et des engagements que l’on prend, et par rapport à cela, nous essayons de nous organiser entre nous. L’année dernière, nous nous sommes dit que nous ne voudrions travailler que 3 jours par semaine. Être là le mardi, mercredi et jeudi, mais que chacun puisse faire ses propres activités le lundi, et que le vendredi soit consacré à des activités personnelles comme la peinture, la céramique, etc. Nous ne voulions pas être dans un tunnel de design graphique toute la semaine. En plus, il n’y avait pas de rupture entre notre lieu de vie et de travail, et cela a des conséquences, tu en ressors épuisé.3

C.L. On fait tous des erreurs. Tu peux faire quelque chose et le détester deux jours plus tard, ce n’est pas un problème. Par contre, la manière dont les choses se passent avec le commanditaire, l’aspect relationnel, ta réaction face aux difficultés de communication… Il faut se mettre d’accord, sentir si on parle la même langue, avec le même vocabulaire, et partager toutes les étapes qui précèdent l’aboutissement d’une image. On sait créer des images, mais ce n’est qu’une partie du processus.

G.S. En ce moment, nous n’arrivons pas à travailler seulement 3 jours par semaine, car nous sortons d’un long projet pour lequel nous avions besoin de prendre plus de temps.

A.D. Travailler 3 jours par semaine, ce serait l’idéal ?

G.S. Oui, lorsque nous avons formulé ce souhait cela a été libérateur, de se dire que c’était OK d’avoir du temps à consacrer à des choses bénévoles ou au contraire d’aller travailler dans un bar pour gagner de l’argent.

C.L. Ou d’avoir une pratique personnelle qui nous permet de prendre du recul.

G.S. De s’aérer aussi.

C.L. C’est sûr que c’est désirable si, dans ta vie, tu as la possibilité de faire ce choix. Nous avons pris cette voie mais nous sommes conscients que c’est un choix qui pose des questions liées notamment à une certaine précarité dans nos vies. C’est à la fois constitutif de notre manière de voir le travail mais il arrive aussi que ce choix vienne mettre en péril des envies, des ambitions peut-être plus liées à une certaine normalité. Il faut, je pense, pouvoir trouver un équilibre entre une envie de totale liberté d’actions et des conditions de vie suffisamment confortables pour continuer.

G.S. Et travailler pourquoi ? Pour qui ? Et comment ?

C.BM. Cela vous arrive-t-il parfois de refuser des commandes parce qu’elles ne correspondent pas à vos convictions ?

C.L. Cela nous est arrivé récemment pour la première fois, enfin, ce n’était pas la première mais c’est rare. Nous n’avons pas refusé pour des raisons éthiques mais parce que le projet n’avait rien à voir avec nous.
  On s’est posé la question : « OK, on accepte, mais c’est sous certaines conditions » ou « OK, on accepte parce que c’est bien payé et que ça peut nous aider à financer d’autres projets, ou parce que c’est avec cette personne et du point de vue relationnel, même si le cadre est étrange, nous allons quand même le faire », mais nous avons dû nous demander pourquoi.

G.S. Une fois, nous avons été contactés sur Instagram pour discuter d’un projet de scénographie. Nous avons eu un rendez-vous, et directement constaté que, humainement, ce n’était pas possible. Nous évoluons dans des sphères politiques, émotionnelles, diamétralement opposées. Il y avait une certaine somme d’argent en jeu, des attentes plutôt fortes et une commande assez floue, nous avons refusé.

C.L. Mais la plupart du temps, nous refusons par manque de temps.

Productions diverses de Service Local, 2016–2023

C.BM. Pourquoi êtes-vous à Lyon ?

C.L. Le hasard des choses. Je ne pensais pas rester aussi longtemps. Ce sont les amis, les opportunités qui ont fait que je suis restée.

G.S. Moi non plus, ce n’est pas ma ville de cœur. Il y a plein de choses ici avec lesquelles je suis en désaccord. Mais l’opportunité d’avoir cet atelier, l’existence d’un réseau de proches, des collaborations…, ont fait que l’on s’est installé là.

C.L. Lyon est une grosse ville, mais pas gigantesque non plus. C’est une ville assez bourgeoise, mais qui a une scène contre-culture assez forte, notamment dans la musique. Étant sensibles à cela, nous avons trouvé une place dans un monde qui nous correspondait bien, avec cet aspect culturel qui nous attire, qui est en dehors des institutions.

G.S. Il y a aussi des amitiés fortes, un réseau d’amis, quelques-uns sortis de Valence des années avant nous sont aussi ici. On a pu se retrouver en sortant de l’école, nous étions impliqués dans l’Atelier Sumo, cela donnait envie de voir ce qui se passait ici. Il y a aussi l’Amicale, le Ground Zéro, etc., des collectifs auxquels on aime participer.

C.L. Mais je reviens à la question précédente : nous refusons rarement des projets uniquement parce que nous sommes en dehors des institutions, c’est davantage une histoire de connivence avec les gens avec qui nous collaborons, nous avons parfois ce dilemme sur la façon de nous positionner. On se rend compte que la plupart des gens sont confrontés à cette même problématique, il est donc intéressant d’échanger sur cet aspect-là.

G.S. Nous parlions de notre projet tout à l’heure. Il y a cette partie visible de notre travail, celle que nous communiquons sur Instagram et sur notre site — et nous sommes très mauvais sur les réseaux — mais il y a aussi une partie de notre travail ou de notre activité qui n’est pas liée à une économie réglée, aux institutions, qui est plutôt en prise avec des choses plus discrètes, autonomes, voire politiques.

C.L. Ce n’est pas vraiment notre travail, mais cela nourrit notre culture, notre imaginaire et notre manière de faire. Je pense qu’être présent dans tous ces autres endroits nous aide à cultiver ces aspects.

A.D. Est-ce que cela donne du sens à la pratique ?

C.L. Oui, et c’est chouette. Nous n’avons jamais eu de réelles expériences dans des boîtes de communication — j’ai seulement fait un stage dans ce domaine — mais j’ai vu comment cela normalise totalement ta pratique, tout d’un coup tu réduis tes possibilités. C’est l’enfer, c’est ennuyeux, les gens te disent comment faire les choses.

G.S. Parce qu’il y a des attentes budgétaires, des recettes bien établies, on t’apprend à produire des images d’une certaine manière, parce que ça va fonctionner, que ça ne demande pas trop de temps. Il n’y a pas ou peu d’expérimentations, de prises de risques, et cela participe à appauvrir le paysage graphique d’une certaine manière.

C.L. Renouveler son vocabulaire, c’est un sacré exercice ! Personnellement, je sais que c’est l’une des choses qui m’a le plus travaillée depuis l’école. À l’école, tu es dans de l’ultra-stimulation créative. On te propose des sujets, tu partages et tu fais avec les autres, avec tes camarades, etc. Quand tu en sors, tu as ta boîte à outils, mais c’est dur de se renouveler, de se dépasser, d’aller ailleurs, de ne pas tout le temps ressasser les mêmes formes.

G.S. Malgré tout, on commence à s’affirmer visuellement. On essaie de continuer à chercher de nouvelles formules, de nouveaux outils, mais parfois on en revient à ce que l’on sait faire. Puis, quand tu regardes en arrière, il y a plein de choses qui se ressemblent, on se dit que c’est peut-être ça, ce qui se dessine dans cette collection, notre marque de fabrique. Je n’ai pas la sensation que cela ait été une volonté d’arriver à cette esthétique. Plutôt la trace d’une certaine trajectoire.

C.L. Par exemple, nous avons eu jusqu’à présent plutôt des projets d’identités graphiques ou d’événementiel, des affiches pour la musique, pour des galeries ou des événements liés à l’art contemporain, etc. Cette année, nous avons eu un gros chantier lié à une exposition, et maintenant 2 ou 3 projets d’édition. C’est un tout autre exercice dont nous n’avons pas l’habitude. Même si nous sommes très contents de faire de l’édition, nous réalisons que ce ne sont pas les mêmes enjeux créatifs, ni les mêmes modes de production d’images. Faire un livre ne pose pas les mêmes questions que faire des affiches, etc.

Atelier Sumo, Lyon, 2023

Diversifier ses pratiques

G.S. C’est quelque chose qui a démarré il y a deux ans. On venait de subir 2 ou 3 échecs sur des appels à projets, des candidatures, etc. On avait été présélectionnés, retenus comme finalistes, mais on n’a pas été choisis. Cela nous a fait cogiter pendant 2 mois, c’était un peu dur. Donc, pour se faire plaisir nous avons produit des fanzines, des petites éditions. On y a consacré du temps. Et l’année dernière, on a mené d’autres projets d’éditions, cela faisait du bien. Ça donne une visibilité aux gens du genre « Ah, mais vous faites aussi des livres ? On pourra penser à vous à l’avenir ». Et ça déplace les types de projets.

C.L. Je suis contente de ça. Je trouve que c’est vraiment un autre travail. Créer des identités graphiques, c’est un super exercice, il y a un réel objectif d’être identifiable, visible. Mais l’édition vient déplacer notre travail à d’autres endroits, réinterroger nos manières de débuter le projet, de le partager et donc une autre façon de collaborer avec les commanditaires.

G.S. C’était un bon exercice. On avait un peu de plaisir à brouiller les pistes ou à tenter des choses plus expérimentales, sauf que tu produis quelque chose que tu transmets et, après la transmission, tu n’as plus la main sur ce qu’il se passe dans la mise en circulation des formes. À de nombreux moments, on se disait « mais ce n’est pas ça qui était convenu, ça ne devait pas être ça ». Cette chose-là m’avait un peu attristé, chamboulé. Tu ne te reconnais pas forcément dans ce qui sort, et tu as l’impression d’avoir manqué une étape…

C.L. Je pense que beaucoup de nos travaux ont été faits avec l’objectif d’être identifiables, visibles. La réussite d’un livre a sûrement plus à voir avec sa matérialité : s’il est agréable à lire, à tenir, sa qualité d’impression, sa résistance, etc. Ce sont d’autres problématiques, et c’est réjouissant de prendre une nouvelle posture pour chaque type de projets.

A.D. J’ai l’impression que quand tu te lances professionnellement, tu es amené à t’enfermer dans une pratique. À Amiens, où j’ai fait une partie de mes études, j’avais une intervenante qui ne faisait que des livres. Elle racontait qu’au début, elle a eu la chance de trouver ce travail qui consistait à faire un livre. Elle l’a montré et ensuite on ne lui a plus demandé que des livres, alors qu’elle ne voulait pas faire que ça.

G.S. Être spécialiste c’est bien à notre époque, mais je crois que malgré nous et avec ces idées qu’on brasse à côté, le fait de ne pas trop se spécialiser est plutôt bénéfique pour nous. Être amateur ou novice te permet une certaines fraîcheur ou « naïveté », te fait faire certaines erreurs, qui sont parfois de bons apprentissages.

C.L. Le dernier projet qu’on a réalisé était de la scénographie d’exposition. On s’est fait plaisir et cela rejoignait des choses que j’avais faites à l’école. Tout d’un coup, il ne s’agit plus seulement de l’espace de l’écran ou du papier, c’est un espace qui s’habite.

G.S. Le fait de changer de casquette, d’arriver un peu au bluff, de dire « oui, scénographes, bien sûr, on va le faire ». Par moments, on se disait que ça allait être difficile, mais que ça allait bien se passer. On a confiance l’un en l’autre, comme on l’avait dans le commissaire d’exposition. C’est fini, ça s’est bien passé, les gens étaient contents. Je trouve que la fraîcheur de ne pas l’avoir fait mille fois, de se retrouver un peu en danger, de prendre des risques, nous fait énormément de bien. Ça ramène 10 ans en arrière, à la sortie de l’école. Le truc des identités, tu le fais une fois, deux fois, trois fois, tu vois les choses à améliorer, mais plus tu deviens spécialiste, plus ça devient ennuyeux d’une certaine manière.

C.L. Il y a beaucoup de studios qu’on admire, qui font toujours la même chose, et on se dit « wow ». Donc ce n’est pas que c’est ennuyant, mais le fait est que l’on veut toucher à tout, faire du design graphique, du bricolage, de la peinture, de la cuisine. Nous voulons faire plein de choses, mais il n’y a pas de règle ou une formule aboutie.

G.S. Ça nous fait penser à Valence, où Åbäke, un collectif londonien était venu en atelier avec les copain·es qui étaient en 4e et 5e années. J’étais en 1re année et ça m’a mis une claque. C’était un collectif de designers graphiques, mais ils faisaient n’importe quoi, un graphisme très décalé : ils faisaient de la cuisine, de la sculpture, des balades, des visites. Je trouvais ça fun, mais ça m’avait interrogé à l’époque sans vraiment que je comprenne, un graphisme très décalé, un peu second degré, cette notion de « vernaculaire », et finalement, cette histoire de casquette, ou de costume, d’en changer souvent c’est super excitant. On a envie d’être dans ces eaux troubles.

A.D. Il y a une pression économique qui nous pousse à nous spécialiser dans un domaine, mais au final on est beaucoup à vouloir faire des choses très diverses. Et ces opportunités de s’exprimer de différentes manières, ces réseaux, c’est recherché par beaucoup. En tout cas, ça donne envie.

C.BM. Ça fait plaisir d’entendre que c’est possible. Ça a l’air difficile, mais possible.

G.S. C’est possible, mais ça demande de prendre des risques parfois, ça implique des choix de vie… des directions.

Faire ensemble

C.L. D’après ce que j’ai vu de mes camarades qui sont sortis des Beaux-Arts, le plus dur a été de se retrouver seul. Je pense que l’idée de mutualiser, de créer des collectifs, de partager les choses, c’est cela qui rend fort. Tu as plein de doutes, tu n’as pas beaucoup d’expérience, tu te jettes dans la gueule du loup, mais si tu n’es pas tout seul, c’est déjà plus vivable. Tu te donnes l’opportunité de prendre des risques. Nous, on est deux ici, où d’autres vivent avec d’autres pratiques, cela donne une certaine force.

A.D. Le fonctionnement des Beaux-Arts peut pousser à un certain individualisme…

G.S. La société est méga-individualiste de toute façon. L’école d’art, elle aussi, s’est bien normalisée dans cette direction-là, il n’est plus trop possible de faire des diplômes à plusieurs par exemple. C’est assez rare en tout cas.

C.L. Par exemple, je n’ai pas pu le faire.

Productions diverses de Service Local, 2016–2023

C.BM. C’est construit pour que chacun passe à son tour, ce qui complique tout.

C.L. Nous on a cherché à le faire, mais ça n’a pas du tout été un diplôme collectif. On n’a pas présenté les choses ensemble de la même manière. Après, ce n’est pas grave.

G.S. C’est déjà le propos de PNEU j’ai l’impression, il y a bien sûr l’envie de diffuser des objets qui partagent du contenu, des idées, des inspirations peut-être, mais la trame de fond, c’est juste du lien, du liant entre des étudiants qui vont vers l’extérieur, vers d’autres personnes. Là, on s’est rencontrés et sans doute on se recroisera. Juste ça, c’est un bon prétexte, une bonne initiative.

C.L. From—To, c’était un peu ça. C’était un outil de transmission, mais d’une autre manière. Quand on est étudiant, ça te pousse à voir d’autres gens de l’extérieur. Je trouve ça vraiment chouette.

G.S. S’organiser en petits groupes, à l’intérieur de la formule de l’école, juste dire « on s’organise, on se rend autonomes, on va faire une récup de papier ici ou là », c’est hyper fort. Ça conduira forcément à de bonnes choses, du lien, des connexions et donc des histoires.

C.L. En tout cas, l’entretien c’est un très bon prétexte. Même s’il n’y a pas d’objet ou que l’aventure doit se terminer dans quelques mois, vous avez déjà fait ces étapes ensemble et eu tous ces efforts d’organisation. Un jour, je suis retombée sur ces boucles de mails entre Alexandra, Camille, David et moi [acteurices du projet From—To ], et ça m’avait beaucoup émue d’une certaine manière. Je n’ai pas un souvenir extraordinaire de ce que j’ai pu apporter à From—To, mais c’était un moment d’émulation collective. On a su créer du commun. Aujourd’hui, on continue d’avoir des liens, et c’est très enthousiasmant.

Autocollant Service Local, 2023

Entretien réalisé par Clara Barthod-Malat et Alexandre d’Hubert le 31.03.2023.


  1. From—To est une revue née à l’ÉSAD Valence, interrogeant des problématiques de design à travers des entretiens avec des artistes, graphistes, artisan·es…  

  2. Edwin est une marque de vêtement japonaise, spécialisée dans les jeans.  

  3. Sur ce sujet, voir l’entretien L’école est finie  avec Formaboom. 

Pour continuer :

Xavier Antin → Propos sur la fabrique des nuages
Kenneth Goldsmith → Archiving is the new folk art (Part. I)
/propos-sur-la-fabrique-des-nuages/

Xavier Antin
11.03.2024

Propos sur la fabrique des nuages

À l’occasion du workshop DIY Print Process à l’ÉSAD Valence en automne 2022, rencontre avec Xavier Antin, designer graphique de formation devenu artiste plasticien. Avec comme point de départ la question « comment faire autrement », cet échange aborde le rapport entre l’homme et la machine, la posture du hacker et la réappropriation des moyens de production et d’impression. Nourri du récit de la révolte artisane des Luddites et de questionnements écologiques, Xavier Antin s’est engagé depuis 2022 dans la création d’un tiers-lieu culturel en zone rurale.

Tomy Croze & Claire Allanos Tu es à l'origine d'un projet collectif pour lequel vous réhabilitez actuellement une ancienne fabrique de tissus en Isère pour en faire un lieu d'habitation mais aussi d’expérimentation, de résidence et de transmission. Son nom, « La fabrique des Luddites », vient d’une révolte sociale d’artisan·es britannique qui se sont insurgé·es contre la mécanisation de leurs métiers, peux-tu nous parler de cette histoire ?

Xavier Antin Au début du XIXe siècle, les Luddites étaient des tisserand·es au cœur de l’Angleterre, une région majeure de production de tissus à l’époque. L’Angleterre était alors le leader mondial de la production de textiles, avec une production qui se déroulait principalement dans des villages, des petites villes, et des ateliers partagés, directement chez les habitants. Cette production n’était pas encore totalement industrialisée, mais elle était étroitement intégrée au tissu social et économique de la société. Cette période marquait également le début du développement du capitalisme en Angleterre et de la première révolution industrielle. Cela a amené diverses innovations dans la fabrication qui augmentaient la capacité de production, mais exigeaient d’importants investissements. Deux choses se produisaient en parallèle. D’une part, pour investir dans ces nouvelles machines plus efficaces, il fallait du capital, souvent détenu par de grands entrepreneurs et des propriétaires fonciers comme les Lords. D’autre part, il y avait des préoccupations quant à l’impact sur la qualité de la production et sur le sort des travailleur·euses. La production en masse au détriment de la qualité pouvait nuire aux artisans indépendants, à l’économie locale et au maillage social que cette activité avait créé. En conséquence, de nombreux·ses tisserand·es indépendant·es se sont unis pour se révolter contre l’introduction de ces usines modernes équipées de machines. Les termes « Luddites » et « Néo-luddites » sont aujourd’hui souvent associés à une opposition à la technologie, alors que la principale préoccupation à l’époque était en réalité l’accaparement des moyens de production au détriment de l’aspect social, par les détenteurs de capital. En fin de compte, il s’agissait davantage d’une des premières luttes anticapitalistes que d’une opposition à la technologie. Alors comme le tiers-lieu est une ancienne fabrique de tissus, cela avait du sens de faire appel à cette histoire qui reflète la lutte pour la réappropriation des moyens de production, tout en contribuant à la construction d’une économie et d’un système social équilibrés.

Des tisserand·es luddites attaquant une usine (1844),
Gravure sur bois, publiée en 1893, illustration libre de droits

T.C. & C.A. Justement, quel est le lien que tu fais entre ce mouvement social du XIXe siècle et ce lieu que tu réhabilites actuellement ?

X.A. Cet endroit est un lieu de vie pour une dizaine de personnes, mais c'est aussi une association qui se dédie au soutien à la recherche, à l'expérimentation et à la transmission de pratiques nouvelles au croisement de l'art, de l'artisanat et de l'écologie. Pour cela elle accueille des artistes en résidence, initie des projets divers en partenariat avec des acteurs du territoire et mène des ateliers et actions de transmission auprès des publics. Nous voulons expérimenter des manières d’orienter la production artistique et artisanale en plaçant l’humain et l’écologie au cœur des préoccupations. Prêter attention à l’écosystème social tout comme à l’écosystème naturel. Au delà de ça, les questions qui nous intéressent : Comment s’appuyer sur des pratiques artistiques étendues pour faire société ? Comment pouvons-nous créer un rapport à la production artistique qui fasse société, plutôt que de simplement produire des objets artistiques destinés à être observés, vendus, et qui ne profitent qu’à une élite restreinte ?

T.C. & C.A. Dans ce récit, les ouvrier·ères en révoltes vont jusqu’à casser les machines. Et ce que c’est l’idée de résistance face à un système ou à un marché qui rapproche les luddites de la façon dont tu envisages ce lieu de création ?

X.A. Oui bien sûr, c’est l’idée de la résistance, mais aussi de réexaminer cette histoire, de manière à contribuer à la formation d’une identité initiale pour ce projet. Cela donne une première intention et une orientation un peu politique à cette initiative. Cela s’inscrit dans la nécessité de soulever des questions cruciales, car de nombreux·euses artistes, institutions, et étudiant·es en art et design se demandent : « Que faire après l’école ? » « Quelle est la suite pour un·e artiste, après avoir eu trois à cinq ans de carrière qui ont plutôt bien fonctionné, et comment gérer l’après ? » Parce que le passage de l’un à l’autre est assez rapide.
  D’ailleurs, lorsqu’on organise des expositions qui ont du succès, on se pose la question de savoir si cela ne risque pas de perdre l’intérêt initial. C’est une réflexion qui m’a personnellement traversé. On crée un objet, on le présente au public, il rejoint une collection, ce qui permet de gagner de l’argent pour poursuivre son travail. Cependant, j’ai également eu l’impression que cela ne servait à rien d’autre qu’à assouvir mes besoins financiers et à nourrir un égo qui, pour ma part, n’est pas placé là. Ça ne me satisfait pas, et surtout ça me met mal à l’aise lorsque les gens me demandent : « Tu fais de superbes œuvres, mais qu’en est-il des questions écologiques ? Ce n’est pas la société Total qui a acheté ton travail ? » Je veux être capable de répondre à ces questions, même si je n’ai pas de pièces chez Total. Il est essentiel de comprendre que la plupart des artistes sont encore à la recherche de réponses à ces questions, car le domaine de l’art est devenu une partie du problème, en raison de sa forte dépendance envers un marché très spéculatif. Il repose souvent sur le mécénat de grandes entreprises ou sur l’État pour légitimer le travail en intégrant des collections publiques, qui, soyons honnêtes, constituent également une forme d’élitisme culturel. Je ne suggère pas que tout l’art doit être populaire, mais il est nécessaire de continuer à interroger constamment cet espace complexe, car l’enjeu est la démocratie.

La Fabrique des Luddites, tiers-lieu culturel en chantier.
1415 Chemin des Martinons à Chatte.

T.C. & C.A. La fabrique des luddites se situe dans la vallée de l’Isère, en périphérie d’un bourg, donc pas forcément accessible par hasard. Est-ce que c’était une nécessité particulière ou un concours des circonstances ?

X.A C’est complètement une nécessité. D’abord, c’est la région dont je suis originaire, et je ressentais un désir de revenir ici. En plus de cela, les défis inhérents à la vie à la campagne, en dehors des centres urbains, obligent à agir de manière différente. Par exemple, pour organiser une exposition en milieu rural, tu es obligé de ramener le public et de les intéresser, sinon, il risque de n’avoir que dix visiteur·euses. Cela soulève la question de savoir si l’organisation d’une exposition est la meilleure approche ou si ne faut pas plutôt faire d’autres projets qui ont du sens, comme un projet collaboratif avec les habitant·es. Ou par exemple, est-ce que faire une sculpture pérenne dans l’espace à un sens ? Parce que ça va être là comme une verrue au milieu de la forêt. C’est un espace qui se projette comme un lieu de production avant tout, ce qui signifie que même si un espace d’exposition est prévu, il sera polyvalent et pourra accueillir diverses activités, peut-être même que les expositions seront traitées de manière différente de celles dans un centre d’art traditionnel : c’est un espace d’expérimentation visant à explorer des modes de production alternatifs. Par exemple, si tu veux faire une structure en résine en pleine campagne, tu es beaucoup plus conscient de l’impact environnemental de ce que tu produis parce que tu réalises que tu ne sais même pas où éliminer les résidus de résine que tu as achetés. Cette prise de conscience est plus aiguë en milieu rural que dans un environnement urbain. De plus, il y a la question de coexister avec des habitantes, des visiteur·euses de passage, des activités de restauration, un jardin, et des ateliers qui encouragent des pratiques artisanales. L’objectif est de cultiver des savoir-faire et de les croiser. Bien entendu, c’est l’objectif idéal, et il existe de nombreux autres endroits s’intéressant à ces questions, mais ajouter un lieu de plus à cette démarche est toujours préférable à un de moins.

Entretien du terrain par ses occupants,
Fabrique des Luddites, Chatte.

T.C. & C.A. Lorsque nous avons visité le lieu, nous n’avons pas seulement fait une visite des bâtiments, nous avons compris qu’il y avait une attention particulière et un soin apporté aux échanges entre les espaces intérieurs et extérieurs. C’est une co-dépendance, qu’on retrouve souvent dans tes projets notamment dans An epoch of rest 1. Cette relation au lieu et à la nature environnante, semble tout particulièrement importante, est-ce la raison pour laquelle nous retrouvons l’esprit de la permaculture dans ton travail ?

X.A. Il y a effectivement des éléments qui abordent, dans une certaine mesure, les questions du vivant et de la nature. Mais j’ai consacré une grande partie de mon intérêt aux technologies, à l’évolution des êtres humains, aux avancées techniques dans l’histoire, ainsi qu’aux dispositifs de production et à leur influence sur les sociétés. Cela concerne la notion d’écosystème, mais va au-delà pour englober l’écosystème social. Néanmoins, je ne dirais pas que cela ait été un cheminement naturel vers la permaculture. En réalité, les principes de la permaculture présentent des éléments très intéressants qui sont clairement des principes et des règles de design, similaires à ce que le Bauhaus a pu établir à son époque. Un design où la forme devrait découler de la fonction. Cependant, ces principes généraux ont évolué à l’époque de la modernité, mettant l’accent sur la culture pour le plus grand nombre, la technologie comme moyen de démocratisation, et la croissance comme une force positive.
  De nos jours, ces pensées modernistes ont été bouleversées. La question de diffuser de nouvelles idées par le biais d’objets est également moins présente, car aujourd’hui, nous ne sommes pas tant dans la création de nouveaux concepts, mais plutôt dans leur redécouverte. Par exemple, la permaculture ne repose pas sur l’idée de tout réinventer, ni d’établir de nouveaux principes de modernité pour une nouvelle ère. Dans la modernité et dans les projets modernes, il y avait souvent une tendance à remettre en question le passé, à faire table rase de l’histoire. Cependant, la permaculture est radicalement différente dans sa démarche, puisqu’elle plonge profondément dans une synthèse de connaissances historiques bien établies. C’est d’abord passé par un ensemble de pratiques agricoles qui remontent aussi bien à l’époque médiévale qu’à l’ère pré-industrielle. Elle explore également les techniques employées par les maraîcher·es en banlieue parisienne au XIXe siècle. Iels utilisaient des méthodes spécifiques, telles que l’aménagement de jardins entourés de murs élevés pour créer des microclimats, la culture sur buttes pour maximiser la production sans déplacer les cultures. Iels utilisaient également une quantité importante de déchets produits par la ville de Paris ; provenant à l’époque principalement des chevaux utilisés pour les transports en ville. En fin de compte, ces maraîcher·es cultivaient principalement sur des buttes de fumier plutôt que directement dans le sol.
  Tout ça pour dire que la permaculture c’est autant ces pratiques urbaines que des savoirs ancestraux, notamment celles des Amérindien·es. À titre d’illustration, la permaculture amérindienne repose sur une construction relativement scientifique de connaissances empiriques, appliquées à l’agriculture et a conduit à la redécouverte de principes généraux ultra simples comme la co-dépendance. Elle prend comme point de départ l’idée de « faire avec ce qui existe ». Cela découle de deux réalités : premièrement, il est souvent impossible de faire autrement, et deuxièmement, c’est une approche plus économe en énergie de collaborer avec les éléments existants que de repartir à zéro. En termes de design ce sont des notions déjà existantes, concentrées dans l’adage « less is more  ». Ces principes sont déjà là, et si vous les appliquez en dehors du domaine de l’agriculture, en les transposant sur la manière de gérer la vie et les interactions humaines, cela revient à adopter une approche plus pragmatique. Au lieu de tenter de convaincre tout le monde d’un seul point de vue, l’idée est de convenir de principes de base et de chercher à résoudre les conflits en apprenant à collaborer. Cela diffère de l’approche traditionnelle en politique, où l’objectif est souvent de faire adhérer tout le monde à un même projet. Si tu veux convaincre tout le monde que tu as raison, soit tu fais une secte, soit tu fais un parti politique hyper convainquant qui a des messages très séduisant à la télé. Dans le monde du design, il y a une certaine déconnexion par rapport à cette vision, on fait des designer·euses auteur·ices, on essaie de maintenir une culture de l’individualité. Cependant, il reste la question de l’emploi de ces individu·es. Souvent, iels sont confrontés à la frustration des conditions de travail, tout comme les artistes.
  Actuellement, il y a un très grand nombre d’artistes, et il est très compliqué de leur dire : « Vous avez bien réussi à l’école, vous avez votre portfolio, c’est fantastique, vous êtes prêts pour le monde professionnel. Maintenant, battez-vous, que la·e meilleur·e gagne. Seulement 1 % d’entre vous pourront en vivre. » C’est un projet politique périlleux, et il est difficile de se projeter dans l’avenir en adhérant à cette vision. Jamais dans l’histoire il n’y a eu autant d’artistes et de designer·euses formés que ces dernières décennies. La question essentielle est donc : Comment pouvons-nous développer des pratiques artistiques qui s'intègrent différemment dans la société que par le marché ?

T.C. & C.A. Pour en venir plus précisément à ton travail, tu as souvent interrogé le système de production actuel, développement hérité du taylorisme2 et de la division du travail. C’est notamment le cas dans ton projet Just in Time, or A Short History of Production. Qu’est-ce qui te pousse à questionner ces processus industriels ? Quelles sont leurs relations à l’art et en quoi cela te semble être un enjeu actuel ?

X.A. C’est parce que je viens du design graphique, et comme beaucoup de graphistes, j’étais fasciné par les techniques d’impression. Souvent, je collaborais avec des personnes qui n’avaient pas beaucoup d’argent, donc il fallait trouver des moyens de produire en petites séries, allant de quelques dizaines à quelques centaines d’exemplaires, et l’impression offset classique ne s’y prêtait généralement pas. Aujourd’hui, la technologie a évolué, et l’impression offset à 300 exemplaires est rentable grâce à l’utilisation de l’offset UV. Parallèlement à cela, je m’intéressais à d’autres techniques. Pour le projet Just in Time, je m’intéressais vraiment à la notion de production. J’ai utilisé divers types de machines provenant de différentes époques, telles que des imprimantes de bureau et des duplicateurs, quatre machines de procédés et d’époques différentes qui avaient chacune leurs factures et qui permettaient de produire à des échelles moindres. Elles portaient avec elles une charge historique qui m’intéressait énormément car elles avaient été utilisées dans divers contextes de production alternative. En tant qu’amateur d’histoire, j’ai toujours cherché à établir des liens historiques pour contextualiser les phénomènes actuels, les mettre en perspective et comprendre leurs origines. Je m’intéresse également à la compréhension approfondie des technologies, à leur sens intrinsèque et, parfois, remonter à ce qui les a précédé permet de mieux les appréhender. Cela soulève des questions sur l’influence des technologies sur les sociétés et leur structure sociale.

Installation de la chaîne d’impression en quadrichromie,
Just in Time or a Short History of Production, 2010.

Extrait de l’édition Just in Time or a Short History of Production, 2010.

T.C. & C.A. Lors de nos précédents échanges et dans certaines interviews, tu parles souvent de la ré-appropriation des moyens de productions et du moment où les outils industriels se démocratisent et atteignent l’espace domestique, c’est notamment le cas dans Printing at Home, un manuel pour détourner son imprimante de bureau. Qu’est-ce que l’accessibilité de ces outils techniques change dans notre rapport aux productions quand le·a récepteur·trice devient aussi le•a producteur·trice ?

X.A. En réalité, ce qui m’intéresse, c’est de revenir sur cette histoire. Même si nous sommes peut-être de générations différentes, nous partageons le fait que nous vivons à une époque où nous avons la capacité de créer, diffuser et recevoir des contenus. Nous sommes à la fois des émetteur·trices et des récepteur·trices. J’ai grandi avec Internet, et je ne me suis jamais posé la question de l’imprimante de bureau. C’est plutôt une volonté de retour en arrière, de découvrir d’où cela vient et de réaliser que cela n’a pas toujours été aussi simple. Pouvoir imprimer et diffuser soi-même est synonyme d’autonomie, une forme de démocratisation de l’accès à l’information, qui a commencé à se développer à cette époque. Auparavant, cela était bien plus compliqué, car il fallait se rendre chez un·e imprimeur·euse qui assumait la responsabilité juridique de ce qu’iel imprimait. Donc, s’iel diffusait un message qui ne convenait pas à l’ordre public, iel risquait des poursuites. Dans certaines situations, les imprimeur·euses risquaient même la prison. Tout cela engendre un contrôle très strict sur les choses, sur le pouvoir public, sur l’information.
  Par conséquent, lorsque tu as une machine qui te permet d’imprimer chez toi et de diffuser n’importe quelle idée que tu portes à quelques dizaines, voire centaines d’exemplaires, c’est un pouvoir politique considérable. Et ça, c’est nouveau à la fin du XIXe siècle. Tout cela pour dire que notre relation actuelle avec la technologie et la circulation de l’information est relativement récente dans l’histoire. Revenir en arrière pour étudier les ancêtres et les objets liés à cette histoire nous permet de raconter des récits. En ce qui concerne Just in Time, nous pouvons constater qu’il existe un héritage de ces machines, qui ont été utilisées à différents moments clés sur le plan politique et dans le contexte de la libération de publications éditoriales à divers moments de l’histoire.

T.C. & C.A. Et concernant Printing at Home, quelle était la volonté
du projet ?

X.A. En ce qui concerne Printing at Home, j’étais fasciné par le DIY (Do It Yourself), la possibilité de fabriquer ses propres outils. Posséder la connaissance et la maîtrise de chaque étape de production signifie que tu n’es pas simplement la personne qui appuie sur le bouton pour lancer l’impression. Et quand la veille de la remise de ton mémoire, l’imprimante refuse de fonctionner, parce qu’elle prétend qu’il n’y a plus d’encre dans la cartouche jaune, alors que tu as juste envie d’imprimer en noir, à ce moment là, tu es dans le pétrin. Cette situation vous rend totalement tributaire de la technologie. C’est pourquoi savoir comment réparer et bricoler une technologie est essentiel. Il s'agit souvent de désactiver un capteur ou de faire croire à l’imprimante que tout fonctionne correctement. C’est un processus très organique et assez archaïque. Printing at Home  c’est cela. J’étais intéressé par les mouvements mécaniques de la machine et je voulais les rendre visibles. Je voulais également raconter des histoires et faire des blagues. Je me suis alors demandé si montrer les résultats comme une démonstration était réellement intéressant, et la réponse était mitigée. Je préférais finalement juste la machine telle qu’elle était, comme une idée, ce qu’elle renferme comme potentiel lorsqu’on l’observe, avec cette tension entre son capot en plastique et les éléments qu’elle contient. Par conséquent, j’ai réfléchi à la meilleure manière de rendre compte de ce projet, et j’ai réalisé qu’il s’agissait essentiellement d’un manuel de piratage d’imprimante, car cela s’inscrivait dans une volonté de la démocratisation et du partage de connaissances alternatives.

Printer Burn out, Extrait de l’édition Printing at Home, 2010.

T.C. & C.A. À propos de la Fabrique des Luddites, pourquoi est-ce que c’était important pour toi de créer un lieu qui amène une façon différente de travailler et de penser la création ?

X.A. J’ai toujours été intéressé par les processus de création et les questions des moyens de production. J’ai eu un parcours d’autodidacte où j’ai été amené à apprendre de différentes façons et j’avais envie de créer un lieu qui encourage ce type d’expérience. Au lycée j’étais passionné de musique, avec des amis on avait monté un label dans lequel je m’investissais beaucoup. En terminale, j’avais pour projet de faire une pause après le baccalauréat pour me consacrer à la musique, mais mes parents voulaient quand même que je fasse des études supérieures. Alors on avait négocié : soit ils me permettaient de poursuivre la musique, soit je ne me présentais pas au bac. J’ai donc fait un BTS en communication des entreprises par correspondance au CNED tout en partant en tournée, pour avoir un parcours auquel me raccrocher si jamais. Ce qui a été le cas. C’est par la musique et le label que je me suis intéressé au graphisme et que je l’ai appris en autodidacte. Plus tard, j’ai intégré l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs en troisième année. Il y avait de supers ateliers, mais je n’ai jamais suivi de cours de céramique, de travail du bois ou du métal, j’ai appris ces compétences par moi-même, comme beaucoup d’autres, en utilisant des tutoriels YouTube. Par la suite, j’ai intégré le Royal College of Art à Londres, dans un département hybride entre art et communication.

T.C. & C.A. Donc c’est parce que tu as eu un parcours autodidacte et composite que tu as eu la volonté de recréer un endroit avec cette façon d’apprendre et de faire ?

X.A. C’est l’idée d’apprendre en pratiquant. C’est quelque chose que j’ai toujours privilégié. Cependant, quand je suis arrivé en troisième année aux Arts Décoratifs, j’ai ressenti un éloignement par rapport à cette notion de « faire », et l’accès à cette dimension pratique était compliqué. Il fallait souvent négocier avec les technicien·nes des ateliers pour obtenir l’autorisation de faire à peu près ce que l’on souhaitait. Tout était complexe, et les instruments coûtaient cher, ce qui signifiait que nous ne pouvions pas les utiliser à notre guise. De plus, personne ne nous enseignait vraiment les techniques, car on considérait que c’était une perte de temps, et l’idée était que nous nous débrouillions par nous-mêmes. En fin de compte, on tâtonnait et on s’en sortait comme on le pouvait. Tout cela m’a permis de réaliser que les écoles d’art et les écoles d’arts appliqués avaient également leurs imperfections. Il n’y avait pas de cours d’InDesign ou de Photoshop, et j’avais appris autant en bricolant par moi-même avant d’arriver là-bas. Il suffisait de passer quelques nuits à expérimenter. Si tu cherches des cours techniques, il faut se tourner vers des écoles privées, où l’enseignement est axé sur l’acquisition de compétences techniques pour devenir un professionnel dans ce domaine. En revanche, dans les beaux-arts et les écoles d’arts appliqués, on te destine à devenir un artiste-auteur·ice. Par conséquent, l'enseignement des aspects techniques est vu comme une perte de temps. On se retrouve à se prendre la tête sur des concepts pour essayer de créer quelque chose de génial, alors qu’en réalité, si tu ne maîtrises pas les outils, tu ne sais rien faire. Et ça crée un grand désarroi. Aucun système n’est parfait. Même lorsque vous apprenez par vous-même. Passer du temps à maîtriser une technique demande beaucoup d’énergie mentale. C’est une recherche d’équilibre, c’est pourquoi je ne suis jamais devenu un véritable expert capable de reprogrammer complètement l’imprimante. Je ne sais pas comment faire cela, mais je sais simplement jouer avec l’imprimante pour la tromper et lui faire croire que tout se déroule bien alors que pas du tout.

Ouvrir la boîte noire, photo issue de l’interview vidéo Xavier Antin – l’atelier A, 2015, Arte.

T.C. & C.A. Notre dernière question est autour de William Morris que tu cites souvent et sa nouvelle News from Nowhere, qui a même été le titre d’une de tes expositions en 2014. Ce livre est une utopie socialiste qui se base sur la mise en commun des biens, des connaissances et le contrôle démocratique des moyens de production. Envisages-tu la Fabrique des Luddites comme une sorte de mise en œuvre de News from Nowhere en 2022 ?

X.A. Je ne suis pas sûr, tout ce que je fais, c’est donner vie au projet, et en réalité, j’aurais aimé que cela soit davantage un effort collectif avec mes ami·es, mais ils m’ont tous dit qu’il fallait que quelqu’un s’y investisse au départ et que je devais commencer, et qu’ils me rejoindraient par la suite. Si tu veux que quelque chose existe, tu dois lui donner vie pour que d’autres y croient, et plus il y a de gens qui croient en cela et qui y apportent leur énergie, plus cette chose devient un récit plus vaste qui dépasse ton propre contrôle et se développe dans des directions. Pour l’instant, c’est principalement façonné par mes récits, parce que c’est moi qui porte le projet, mais peut-être que dans dix ans ce sera différent. Donc actuellement on peut établir cette connexion, parce que je pense qu’il y a plus de similitudes entre le XIXe et le XXIe siècle qu’entre le XXe et le XXIe siècle. Il y avait de nombreux problèmes sociaux et des inégalités très fortes qui ressemblent à ce que l’on voit aujourd’hui. Iels ont eux aussi dû faire face à des questions de qualité de l’air et de l’environnement. Aujourd’hui, même si c’est abordé différemment, nous sommes également confrontés à des choix politiques. Au XXe siècle, ces choix étaient principalement à faire entre communisme et capitalisme.
  Aujourd’hui, des dualités surgissent également, mais elles sont plus complexes. Au XIXe siècle, la situation n’était pas non plus aussi manichéenne. Il y avait énormément de socialisme utopiques, allant de l’anarchisme aux « familistères » de Fourier. De nombreuses idées ont émergé, ont été écrites et théorisées mais sont restées inexplorées ou mises de côté au XXe siècle. Comme si, par une sorte de sélection naturelle, le communisme avait prédominé. Il faut se rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, il y avait des attentats anarchistes à Paris, il y avait la Commune de Paris... Ces nombreux mouvements n’étaient pas nécessairement communistes, mais plutôt socialistes. En tout cas, il y avait de nombreuses réflexions sur la façon de travailler, d’être et d’échanger au sein d’une société qui nécessitait une réinvention. Et aujourd’hui, nous nous reposons ces mêmes questions.

Entretien réalisé par Tomy Croze et Claire Allanos, 11.2022.


  1. News from Nowhere, or an Epoch of Rest  est une nouvelle publiée en 1890 par William Morris, penseur britannique. Il projette une vision d’une Angleterre au XXIe siècle, retournée à la nature, sans structure politique et sans capital. Une utopie où les relations sociales se construisent à travers l’artisanat et la production d’objets. 

  2. Le taylorisme est une doctrine fondée sur la division du travail. Pensée par l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor à partir des années 1880, elle met en place une forme d’optimisation et d’organisation de la chaîne ouvrière, ayant pour but de fournir un rendement maximum. 

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Kenneth Goldsmith
19.01.2024

Archiving
is the new
folk art
(Part. I)

Ce texte est la traduction par Pauline Maréchal de « Archiving is the new folk art » extrait du livre Wasting Time on the Internet de Kenneth Goldsmith. Poète, auteur, artiste, écrivain, directeur artistique, professeur, théoricien, (…), fondateur de la plateforme UbuWeb, il milite pour une culture, une écriture et un internet libres, du plagiat, de la copie et de la retranscription. Dans cette première partie du texte, il discute de la collection, du téléchargement, de l’archivage, de l’indexation, de la curation, (…), tissant des liens entre pratiques populaires et artistiques, et brouillant leurs frontières. Kenneth Goldsmith est régulièrement traduit et publié en français par la maison d’édition JBE Books.

De toutes les choses que l’on connaisse d’Andy Warhol, le fait qu’il ait organisé une exposition intitulée Raid the Icebox 1  au Rhode Island School of Design Museum à Providence en 1969 est l’une des plus obscures. Effectivement, en passant au peigne fin mon étagère de livres écrits par et sur Warhol (vingt-huit au total), il n’y a pas une seule mention de cette exposition. C’est étrange car, de sa vie de célébrité sous les feux des médias, aucun autre moment n’a pourtant été négligé.
  Dans les années 1960, Warhol fréquentait les cercles aisés, et ses grands mécènes, John et Dominique de Menil, avaient des liens étroits avec le jeune directeur du RISD Museum, Daniel Robbins. Alors qu’il tentait de réunir des fonds pour le musée, Robbins a fait visiter aux de Menil les vastes espaces de stockage du musée, où ils ont été impressionnés par les trésors qui se trouvaient loin de la vue du public. De nombreux objets étant en mauvais état, ils ont alors imaginé un projet de collecte de fonds, qui consisterait à inviter un artiste branché pour organiser une exposition des réserves. L’artiste en question sera Andy Warhol. Ils ne savaient pas du tout dans quoi ils s’engageaient. En bref, ce fut un désastre total.
  Warhol a traité le musée comme s’il faisait du shopping dans un marché aux puces, ramassant tout ce qu’il pouvait — chaussures, parapluies, couvertures, paniers, chaises, peintures, poteries — et les exposant ensuite avec désinvolture dans le musée. Les tableaux étaient empilés les uns sur les autres comme dans une friperie ; les chaussures anciennes étaient entassées dans des armoires, ressemblant plus ou moins au placard d’Imelda Marcos ; les parasols du XIXe siècle étaient suspendus au plafond ; semblables à un croisement entre des chauves-souris endormies et un assemblage surréaliste ; de superbes chaises coloniales étaient empilées les unes sur les autres comme dans une cafétéria sur le point d’être nettoyée ; des couvertures Navajo  colorées étaient empilées sur une table bon marché comme si elles se trouvaient dans une grande surface, avec les boîtes en carton qui les contenaient glissées sous la table. Et ce n’est que le début.

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, papier peint français conservé en réserve. Numéros de catalogue 393–404. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, exposition de parapluies et de parasols suspendus au plafond avec des peintures sur les murs environnants. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, chaises Windsor américaines conservées dans les réserves du musée. Numéros de catalogue 99–115. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Les conservateurs du musée ont été offensés par ce qu’ils ont perçu comme une insolence de Warhol à l’égard de leurs trésors. Ils considéraient ses choix comme indistinctement paresseux et sa présentation comme grotesque. Qui plus est, Warhol a exigé que seuls des faux tableaux soient exposés. « Si c’est un vrai », disait-il en montrant une nature morte de Cézanne, « nous ne le prendrons pas ». Ils pensaient que Warhol était véritablement le petit ignorant que son personnage public prétendait être. Rétrospectivement, au cours des quarante-cinq années suivantes, le monde de l’art se pliera à la vision de Warhol, célébrant les marchandises, le marché et la démesure de la société de consommation. Son propre travail en studio explore également l’excès : Pourquoi fabriquer une seule boîte Brillo alors que le supermarché en propose une pile ? Pourquoi peindre un seul portrait d’Ethel Scull quand on peut lui en faire payer trente-six ? Pour un gamin pauvre des bidonvilles de Pittsburgh, plus était toujours mieux. Et après la mort de Warhol, plus, était ce qu’on a trouvé dans sa city-house  de l’Upper East Side, qui était remplie à ras bord de boîtes de manteaux non-ouvertes, de montres, de diamants, de tapis — tout ce que vous voulez — empilées dans des pièces si pleines qu’on pouvait à peine y entrer. En 1988, un an après sa mort, ses biens ont été exposés à la vue de tous sur d’immenses tables chez Sotheby’s à New York : l’ensemble — dix mille objets, allant de simples boîtes à biscuits à des pierres précieuses — ressemblait étrangement à Raid the Icebox 1.

Mais pourquoi devrions-nous nous en soucier maintenant ? Il y a quelque chose dans le catalogage et la collection obsessionnels de Warhol, dans son archivage et sa démonstration, qui résonne à l’ère numérique. Nombreux sont ceux qui, chaque jour, raid the digital icebox  (pillent la « glacière numérique ») et téléchargent plus d’artefacts culturels dont ils ne sauraient que faire. Je pense qu’il est juste de dire que la plupart d’entre nous avons plus de MP3 sur nos disques durs que nous ne pourrons jamais en écouter. Et pourtant nous continuons d’en acquérir, un peu comme Warhol accumulait les boîtes à biscuits ou se réjouissait d’exposer les dizaines de paires de chaussures qu’il trouvait au RISD Museum. D’une certaine manière, Warhol semble dire que la quantité est plus importante que la qualité ; peu importe ce que l’on a, du moment que l’on en a beaucoup.
  On pourrait dire qu’à l’ère du numérique, avec la libre circulation des artefacts culturels, l’acte d’acquisition — qui consiste à fouiller dans la glacière numérique — a transformé nombre d’entre nous en curateurs et archivistes amateurs. Nous puisons dans les réserves profondes du web et les organisons, parfois pour un public (partage de fichiers, blogs MP3), parfois pour nous-mêmes, et, comme Warhol, souvent pour le plaisir de la collecte elle-même. De cette manière, les anciens usages de la compilation, tels que les common-place books1 et le scrapbooking, sont réapparus, inversant la forme prédominante de consommation culturelle descendante du vingtième siècle, où les collections se composaient aussi souvent de choses achetées — un disque ou un livre — que de choses trouvées. Sur le web, la circulation a dépassé la propriété : quelqu’un possède un artefact matériel, mais qui possède un JPEG ? Les scrapbooks  combinaient des pratiques vernaculaires telles que l’artisanat, les arts populaires et les hobbies avec la tradition avant-gardiste de l’objet trouvé — objets admirés pour leurs qualités esthétiques — qui résonne avec nos obsessions actuelles d’archivage, de rangement, d’accumulation et de tri des ready-mades  numériques.

Common-place book datant du milieu du XVII e siècle, Wikipédia.

À la question « Comment choisissez-vous un ready-made ? » Duchamp a répondu : « Il vous choisit, pour ainsi dire. » On peut imaginer Duchamp se laissant dériver dans la tuyauterie et laissant l’urinoir le choisir2, un objet parmi d’autres logés dans un cabinet de curiosités protosurréaliste. Je pense que nous pouvons le comprendre. Combien de fois sommes-nous entrés dans un magasin de disques, une boutique ou une librairie et avons-nous laissé les objets nous choisir ? De cette façon, Duchamp a fait disparaître la distinction entre l’artiste et le consommateur et y a ajouté une touche de surréalisme. Pourtant, si nous nous abandonnions vraiment à la procédure de Duchamp et que nous laissions les objets nous choisir en naviguant sur le web, nous serions certainement submergés par la quantité d’artefacts. Pour gérer cette immensité, nous utilisons le hasard guidé par les moteurs de recherche. Disons que je cherche une image spécifique. Attendre qu’elle me trouve en termes Duchampiens serait ridicule. Au lieu de cela, je compose un terme dans la barre de recherche Google Images et je laisse l’une d’entre elles me choisir. De cette façon, le web est un va-et-vient d’opposés : intuition et intention, conscient et inconscient, dérive et détermination.
  Le jeu du conscient et de l’inconscient s’étend à la structure même du web. On pourrait dire que la mécanique qui fait fonctionner le web — du code aux server farms  (centre de données de serveurs informatiques) — est le subconscient du web, tandis que le logiciel — le GUI (graphical user interface, l’interface utilisateur graphique) et toutes les activités qui s’y déroulent en surface — est la conscience du web. L’inconscient, qui est un dispositif purement matériel, est accroché à une grille, commençant par le code binaire, passant au pixel, et aboutissant au GUI. De cette manière, le web est une extension du modernisme, réitérant une stase qui, selon Rosalind Krauss, est la marque de la modernité : « La grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité à la littérature, au récit, au discours. »3 En tant que dispositif matériel, le web est semblable à une grille : statique et uniforme, un état plus qu’une chose. Au-dessus se trouve une fine couche, le « contenu » du web, que Krauss appelle « littérature, narration et discours ». Toutes les interfaces d’archivage d’images — Pinterest, Flickr, Instagram, Google Images — sont quadrillées, du format rectangulaire des images aux mailles sur lesquels elles sont accrochées. Alors que les images elles-mêmes peuvent présenter des sujets organiques, l’interface et l’appareil sont entièrement industriels. Lorsque nous faisons un usage intensif d’un appareil, celui-ci devient invisible et nous sommes complètement absorbés par le contenu. En 2000, le théoricien des médias Matthew Fuller a écrit un essai sur les dangers de cet angle mort, intitulé It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word4. Une décennie et demie plus tard, nous considérons toujours les appareils comme allant de soi, de la même manière que nous considérons la respiration ou le système circulatoire de notre corps comme allant de soi ; il est clair que c’est ce qui fait que tout fonctionne, mais lorsque je me regarde dans le miroir, tout ce à quoi je pense, c’est que j’ai besoin d’une coupe de cheveux.

Capture d’écran de Word 97 (1997), avec apparition de l’assistant personnel Clippy (le trombone). Enigmatux, The evolution of Microsoft Word to 1983 from 2010, Crystalxp, novembre 2009.

Pinterest est un moteur de collecte d’images alimenté par l’homme, qui est en passe de devenir le plus grand référentiel d’images à source unique sur le web. Lorsque vous épinglez une image du Web sur l’un de vos tableaux, Pinterest la copie sur ses propres serveurs, en vous fournissant une vignette et un lien vers sa source originale. Par conséquent, si une image disparaît, par exemple d’un blog fermé, elle restera sur votre tableau Pinterest. De cette façon, Pinterest agit comme un service de sauvegarde et d’archivage d’images, tout en constituant une vaste bibliothèque d’images propriétaires. Comme chaque image archivée est épinglée par des bibliothécaires humains, le ratio signal/bruit est élevé par rapport à Google Images, qui est sélectionné de manière algorithmique. Le côté obscur est que chaque utilisateur travaille en fin de compte pour Pinterest ; avec chaque pin, la base de données d’images de la société s’enrichit — tout comme ses bénéfices.
  Pinterest est Duchampien dans la mesure où les utilisateurs ne génèrent pas de contenu original ; au contraire, toutes les images sont tirées d’un autre endroit du web. Contrairement à Flickr ou Instagram, chaque photo sur Pinterest est un ready-made  ou un collage d’images préexistantes. Pour ce faire, le site utilise un algorithme de compression des données appelé dé-duplication, qui permet de réduire la taille des images en délocalisant les morceaux de données redondants vers un seul fichier, qui peut être inséré dans une image à la demande. Supposons que j’aie épinglé l’image d’un chien aux yeux marron. La base de données de Pinterest contient un nombre incalculable de photos de chiens aux yeux marron. L’algorithme scanne tous ces yeux et détermine que, dans de nombreux cas, des parties de la configuration des pixels sont identiques. Ainsi, lorsque j’importe mon chien, l’algorithme tire une référence avec cette configuration exacte de pixels et l’insère là où se trouve l’œil de mon chien. Mon chien n’est donc pas la photographie d’un chien au sens traditionnel du terme, mais une image créée à la volée à partir d’une base de données d’éléments préexistants. Chaque image est à la fois unique et clonée, faisant écho aux méthodes constructivistes de collage et d’assemblage du modernisme, ainsi qu’aux stratégies mimétiques d’appropriation et d’échantillonnage du postmodernisme.
  L’accent mis par Pinterest dans cet assemblage de matière trouvée puis (ré)assemblée renvoie également aux notions pré-modernes de collection et de scrapbooking, ce qui n’est pas une coïncidence puisque la société affirme que la plateforme est « construite par des amateurs, pour des amateurs » et que la « collection d’insectes de la jeunesse de l’un des associés est la source d’inspiration et le mythe fondateur de la société ». Walter Benjamin, lui-même collectionneur obsessionnel, a écrit sur le lien étroit entre la collection et la fabrication lorsqu’il a déclaré : « Chez les enfants, la collection n’est qu’un processus de renouvellement ; d’autres processus sont la peinture d’objets, le découpage de formes, l’application de décalcomanies — toute la gamme des modes d’acquisition enfantins, depuis le toucher jusqu’à l’attribution de noms. »5 Le PDG de Pinterest a décrit le site comme un « catalogue d’idées », ce qui fait écho à la conception de Benjamin selon laquelle « s’il existe une contrepartie à la confusion d’une bibliothèque, c’est l’ordre de son catalogue. » Le dispositif de Pinterest convertit la confusion d’une bibliothèque d’images en ordre d’un catalogue consultable. Alors que les utilisateurs de Pinterest conservent les albums de photos, les algorithmes sont les bibliothécaires, des robots qui trient la profusion de contenu.

L’archiviste et alt-librarian  (bibliothécaire alternatif) Rick Prelinger a qualifié l’archivage de new folk art  (nouvel art populaire), quelque chose qui est largement pratiqué et qui s’est inconsciemment intégré dans la vie d’un grand nombre de personnes, transformant potentiellement une nécessité en œuvre d’art. À première vue, cela semble erroné : comment le stockage et la catégorisation de données peuvent-ils constituer un art populaire ? L’art populaire n’est-il pas le contraire, quelque chose qui repose sur la fabrication manuelle subjective d’un objet pour en faire une déclaration unique et personnelle, qui exprime souvent une éthique communautaire plus large ? Il suffit de penser, par exemple, aux magnifiques courtepointes de Gee’s Bend confectionnés sur plusieurs générations par un groupe de femmes afro-américaines vivant dans une ville isolée de l’Alabama. Chaque courtepointe est unique, tout en portant la marque de cette communauté spécifique. Ou encore les spectaculaires visions cosmiques de quelqu’un comme le révérend Howard Finster, dont les peintures et sculptures religieuses obsessionnelles, émotionnelles et créées à la main ne pouvaient que jaillir de son propre génie unique.

Courtepointe de Lucy Mingo, Gee’s Bend, Alabama, 1979.
Collection de Bill Volckening, Portland, Oregon.

Howard Finster, Biblical Narrative Painting, 1978,
huile sur masonite, 76,9 × 41,4 cm, Smithsonian American Art Museum, don de Herbert Waide Hemphill, Jr.

Comme la confection d’une courtepointe, l’archivage consiste à assembler de manière obsessionnelle de nombreuses petites pièces pour former une vision plus large, une tentative personnelle d’ordonner un monde chaotique. Il n’y a pas grand-chose qui sépare le fabricant de courtepointe du collectionneur de timbres ou de livres. À l’ère du numérique, l’épinglage incessant d’images sur Pinterest, la curation de feeds  Instagram ou la création de playlists  Spotify sont des expressions contemporaines de l’archivage populaire, qui nous ramènent à des technologies antérieures au numérique. La principale métaphore de Pinterest est le tableau en liège, lui-même un espace d’archivage populaire, dont John Berger a parlé dans son livre de 1972, Ways of Seeing.6

Adultes et enfants ont parfois dans leurs chambres ou dans leurs salons des panneaux sur lesquels ils accrochent des morceaux de papier : lettres, photos, reproductions de tableaux, coupures de journaux, dessins originaux ou cartes postales. Sur chacun de ces panneaux les images appartiennent au même langage, et ont plus ou moins le même statut en son sein car elles ont été choisies de manière très personnelle pour traduire et exprimer l’expérience de l’occupant de la pièce. Logiquement, ces panneaux devraient remplacer les musées.

Dans ce passage, Berger positionne l’art populaire du scrapbooking  comme du grand art, mais les deux sont depuis longtemps imbriqués. Dans leurs ateliers, de nombreux artistes ont des moodboards, pas très différents de ceux que décrit Berger, sur lesquels sont épinglés des cartes postales, des notes d’inspiration, des photographies, etc. Et au vingtième siècle, de nombreuses bibliothèques possédaient des « bibliothèques de découpage », où les armoires regorgeaient de photographies découpées dans des magazines, collées sur des supports en carton et classées par sujet. [cf. Collection iconographique Maciet, MAD, Paris] La déduction de Berger concernant l’obsolescence des musées sonne juste pour beaucoup ; les images de Pinterest sont plus intégrées dans leur vie quotidienne que ne l’est la visite occasionnelle au musée. La carte postale ou le JPEG, est par essence, devenu le tableau.

Costume. France. Moyen âge. XV e siècle. Rois & princes. Vol. 1. Maciet 170/9, p. 20.

Treillages. Pays divers. XVI e au XX e siècle. A–Z.
Maciet 471/1, p. 100.

Le fondateur de Whole Earth Catalog, Stewart Brand, a déclaré que « comme tout le reste, [la curation] a été démocratisée par le net ; dans un sens, tout le monde est curateur : que vous écriviez un blog, c’est de la curation… Nous devenons donc des rédacteurs et des conservateurs, et les deux se mélangent en ligne ». Même quelque chose d’aussi simple que la mise en signet déclenche une chaîne de curation. Lorsque je marque un article long pour pouvoir le lire plus tard, il est ajouté à mes archives d’articles. Souvent, comme les choses disparaissent du web, s’il s’agit d’un article qui me semble particulièrement intéressant, je le convertis en PDF et j’en enregistre une copie dans mes archives d’articles sur mon ordinateur, créant ainsi ma propre bibliothèque personnelle. Comme le savent trop bien de nombreux utilisateurs de blogs MP3, de services de conservation de fichiers et de services de streaming, les choses disparaissent tout le temps. Parfois, les utilisateurs suppriment leurs blogs ; d’autres fois, comme dans le cas de Netflix, les contrats des studios expirent, entraînant la disparition de certains films, ou des différences géographiques régionales rendent leur service indisponible dans divers pays. Il y a quelques années, j’ai assisté à une conférence en Chine où plusieurs participants ont « apporté » leurs documents sur Google Docs, pour constater qu’une fois arrivés en Chine continentale, Google était bloqué. Même chose pour Gmail, Twitter, Facebook et YouTube. Et même si le Wi-Fi fait l’objet d’un battage médiatique, il est encore verrouillé dans de nombreux endroits, ce qui le rend peu fiable. La création d’une solide archive locale d’objets numériques est peut-être le moyen le plus efficace de se protéger contre l’instabilité du cloud.
  L’archivage est un moyen d’éviter le chaos de la surabondance. Et pourtant, même à l’ère pré-numérique, le collectionneur ne pouvait jamais réellement consommer l’énorme volume d’artefacts culturels qu’il pouvait rassembler. Anatole France (1844–1924), par exemple, à qui l’on demandait à propos de son immense bibliothèque : « Vous avez lu tous ces livres, Monsieur France ? », répondait : « Pas un dixième. Je suppose que vous n’utilisez pas votre porcelaine de Sèvres tous les jours ? » La pathologie du trop précède de loin les XIXe, XXe et XXIe siècles. René Descartes (1596–1650) affirmait que « même si toutes les connaissances pouvaient se trouver dans les livres, où elles sont mêlées à tant de choses inutiles et entassées confusément dans de si grands volumes, il faudrait plus de temps pour lire ces livres que nous n’en avons pour vivre en cette vie ». Ann Blair, historienne à Harvard, raconte comment Kant (1724–1804) et Wordsworth (1770–1850) ont été parmi les premiers auteurs à décrire une expérience de blocage mental temporaire due à « un épuisement cognitif pur et simple… qu’il soit déclenché par une surcharge sensorielle ou mentale ». Blair retrace l’essor de divers systèmes d’indexation — ainsi que l’invention des common-place books — comme moyen d’ordonner le chaos imminent de la surproduction et de la sous-consommation. Et comme aujourd’hui, l’accumulation constante des connaissances et les diverses tentatives de les gérer ont été ressenties globalement à travers les siècles, de l’Europe médiévale et du début de l’ère moderne au monde islamique et à la Chine.
  La gestion et le tri de l’information sont devenus une industrie reposant sur l’illusion du contrôle, qui s’est développée parallèlement à des systèmes de connaissance et de rhétorique de plus en plus codifiés. Finalement, elle s’est transformée en une industrie florissante et lucrative, avec l’essor de tout ce qui va du Dictionnaire de Johnson — pour lequel il a été payé à peu près l’équivalent de 350 000 $ en monnaie d’aujourd’hui — à la génération actuelle d’archives payantes telles que LexisNexis, ProQuest et JSTOR, pour lesquelles les institutions académiques dépensent entre 10 et 20 milliards de dollars par an. L’information — qui la produit, qui la consomme, qui la distribue et, en bref, qui la contrôle — est un espace contesté depuis des siècles. Si cette situation n’a rien de nouveau, lorsqu’elle est placée dans l’écosystème numérique répliquant d’Internet — avec son éventail de sites pirates et légitimes — ces tendances s’emballent, créant des conséquences nouvelles et inattendues dans une variété de domaines connexes tels que le droit d’auteur, la propriété intellectuelle, la contextualisation historique, la culture libre, l’archivage, les taxonomies, la distribution, les pratiques artistiques et la curation, pour ne citer qu’eux.
  Avant l’ère numérique, une mesure courante pour exprimer l’infini était la nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel  (1941), qui imagine une vaste bibliothèque contenant tous les livres qui pourraient être écrits sur tous les sujets connus de l’humanité. Mais l’un des problèmes de la bibliothèque de Borges était la gestion de l’information : il était presque impossible de trouver quoi que ce soit. Dans son histoire, cette corvée était confiée à des équipes de bibliothécaires humains épuisés qui périssaient dans leurs efforts perpétuels pour localiser des livres spécifiques dans la bibliothèque labyrinthique. Et pourtant, Borges était un optimiste : avec la bonne combinaison de force morale et de chance, il y avait une probabilité qu’un bibliothécaire puisse surmonter les plus grandes difficultés ; même si elle est vaste, sa bibliothèque n’est pas infinie. Et il n’y a pas de copie en double d’aucun livre ; chaque livre est unique. Mais le problème est que de nombreux livres sont presque identiques, ne différant que par une seule lettre ou une virgule. Quelque part dans cette bibliothèque, qui n’a pas encore été trouvée, se trouve un livre qui pourrait contenir toutes les connaissances du monde entre ses couvertures imprimées en caractères minuscules et sur un nombre infini de feuilles infiniment fines. Ce livre des livres — la bibliothèque de Babel — s’est révélé être l’Internet.


  1. Les common-place books  sont des livres qui s’apparentent à des albums remplis d’éléments de toutes sortes : notes, proverbes, maximes, citations, lettres, poèmes, tableaux, prières, formules juridiques et recettes… On en trouve des traces depuis l’Antiquité et ils ont été particulièrement tenus à la Renaissance et au XIXe siècle. 

  2. Attribuée à Duchamp et ayant fait polémique lors de sa présentation en 1917, la célèbre Fontaine  pourrait pourtant avoir été pensée par Elsa von Freytag-Loringhoven, selon des recherches menées par des docteurs en histoire de l’art Glyn Thompson et Julian Spalding. 

  3. Rosalind Krauss. « Grids », October Vol. 9, MIT Press, Summer 1979, p. 50–64. October  est une revue académique spécialisée dans l’art contemporain, la critique et la théorie, publiée par MIT Press. Selon Krauss, l’utilisation d’une grille permet aux artistes de produire des objets très matériels et de parler de la matérialité pure de l’œuvre tout en impliquant un lien avec les idées d’esprit et d’« être ». Selon Krauss, la grille rend une œuvre à la fois « sacrée et séculaire ». Elle est infinie et les limites que les œuvres d’art lui imposent « ne peuvent être considérées, selon cette logique, que comme arbitraires ». 

  4. Matthew Fuller, It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word, Behind the blip. Essays on the culture of software, Autonomedia, New York, 2003, p. 137–165. Matthew Fuller analyse dans cet essai l’arrière-plan idéologique oublié dans l’emploi du logiciel. Quelque soit le type de texte que l’on souhaite rédiger, l’interface est toujours la même, c’est-à-dire celle d’un monde bureautique (on parle ainsi de « suite bureautique » pour désigner le pack Microsoft Office). Le logiciel rejoue une séparation hiérarchique qui préexistait au numérique. Tout comme les formes dominantes de lecture à l’écran s’inspirent d’environnements familiers, les métaphores du bureau physique visent à nous installer dans une commodité réconfortante. 

  5. Walter Benjamin, « Unpacking my Library » ; Illuminations: Essays and Reflections, Schocken Books, New York, 1986. 

  6. John Berger, Ways of Seeing, Penguin Books, London, 1972. 

Clémentine Léon est diplômée en design graphique à l’ÉSAD Valence en 2015, puis en design d’exposition à l’ENSBA Lyon en 2017.

Gautier Scerra est diplômé en design graphique à l’ÉSAD Valence en 2013. Ils collaborent depuis 2014, et décident en 2016 d’organiser leurs productions sous la forme de Service Local.

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Alexandre d’Hubert est diplômé en design graphique de l’ÉSAD Valence en 2022. Il travaille actuellement à Bruxelles comme graphiste, sérigraphe et peintre en lettres.

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Clara Barthod-Malat est diplômée en design graphique de l’ÉSAD Valence en 2023, et est actuellement étudiante en Master typographie à la Cambre. Elle s’attache aux questions éditoriales en exploitant le livre comme support de publication. Elle mêle intime et politique, images et poésie.

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Citer cet article« Loin c’est petit, proche c’est grand ! », Service Local par Clara Barthod-Malat & Alexandre d’Hubert, 18.03.2024, PNEU, https://revue-pneu.fr/loin-cest-petit-proche-cest-grand/, Consulté le 21.11.2024

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