Demian Conrad
12.03.2022
Pour une vision horizontale
En 2012, Demian Conrad, artiste et designer suisse fondateur du studio Automatico à Lausanne, est choisit par Blackswan Foundation — fondation suisse pour la recherche sur les maladies orphelines — pour concevoir leur nouvelle identité visuelle. Après plusieurs expérimentations, il découvre, avec la complicité de son imprimeur, le moyen de créer des motifs aléatoires, en faisant varier le niveau de la solution de mouillage directement sur la presse offset. Il nomme cette technique Water Random Offset Printing (WROP)1.
Romain Laurent & Alan Madić
Quel est votre relation avec les objets imprimés ?
Demian Conrad Mon père était bibliothécaire, j’ai eu une maison remplie de livres depuis l’enfance. L’imprimé faisait déjà partie de l’histoire familiale. Mon père avait un ami graphiste et artiste, Chris Carpi, un personnage assez génial avec qui il avait lancé une maison d’édition. À cette époque, je ne voulais pas faire du graphisme. Je faisais du skateboard et le design ne m’intéressait pas. Quand je faisais du skate j’avais tous les Skateboard Magazine, je les ai ai jeté sans savoir que c’était David Carson qui les avait mis en page. Maintenant ça m’embête parce que ce sont des objets de collection assez uniques. J’ai rencontré le graphisme par le biais de cette culture. Ce que je voulais réellement, c’était avoir une boutique de skate. Ça n’a pas marché donc, petit à petit, je me suis rapproché de l’édition. Je ne savais pas encore ce que je voulais faire à l’époque, je me suis alors inscrit à un cours appelé « typographiste ». Cela regroupait un ensemble de savoirs-faire, du travail de mise en œuvre du design jusqu’à l’impression. C’est-à-dire du prépresse, DTP2 selon la terminologie des années 1980. Le travail consistait à préparer le projet qui devait être imprimé. On avait deux solutions, soit le photographier et le transférer sur des plaques par un processus de photo-reproduction, soit dessiner les choses directement à la main ou avec des ustensiles très archaïques. C’était comme cela jusqu’à l’apparition des premiers logiciels de publication. À partir de là, j’ai commencé sérieusement mon activité chez un imprimeur qui utilisait encore une Linotype.
R.L. & A.M.
Quand nous avons échangé par mail, vous avez dit avoir été « typographe en imprimerie » ; qu’est-ce que cela implique ?
D.C. C’était un rôle un peu hybride. C’est ce qu’est devenu le polygraphe3 ou le photograveur. Avant, il y avait un typographe dans chaque imprimerie, c’était lui qui concrétisait le design ou l’idée d’un client. Lors de mon apprentissage, j’ai compris rapidement que j’avais un peu plus de créativité que la moyenne. J’avais un professeur qui avait été formé à Bâle, j’ai baigné dans l’héritage graphique d’Armin Hofmann et d’Emil Ruder. J’ai légèrement abandonné ça par la suite, dès lors que j’ai eu un professeur graphiste qui était ce qu’on peut appeler un « post-weingartdiste »4. Dans cette formation j’ai plutôt bien étudié la mise en page typographique, les espaces, les contreformes… Les bases de la typographie en somme. J’y ai appris également la préparation à l’impression, et ça, c’est un enseignement que j’ai gardé.
R.L. & A.M.
Comment en êtes-vous venu à expérimenter avec le procédé offset ?
D.C.
J’ai travaillé cinq ans en imprimerie, puis j’ai repris les études de graphisme parce que je sentais que j’allais être malheureux dans une situation de quasi pure production.
À une période, peut-être 2008-2009, la digitalisation du métier s’est accéléré et l’on passait de plus en plus de temps devant l’ordinateur. La question s’est posé de savoir si l’on devait être créatif uniquement avec l’ordinateur, ou si on pouvait l’être autrement. Je pense que celui qui a vraiment initié cela dans l’histoire du graphisme, c’est Anthony Burrill, cet anglais qui a fait cette fameuse affiche « Work Hard & Be Nice To People ». Il l’avait réalisé avec des caractères en bois, et cela m’a permis de réaliser qu’on pouvait faire du graphisme sans ordinateur. Cette idée m’est restée en tête, jusqu’à avoir l’occasion de l’expérimenter. J’ai fait une première tentative pour un client qui était plutôt porté sur la recherche et ouvert à l’utilisation d’un processus plus créatif.
R.L. & A.M.
Est-ce que c’était pour la Blackswan Foundation ?
D.C. Tout à fait, vers 2010.
Demian Conrad, Blackswan Foundation, 2012, 14,5 × 21 cm, impression avec la technique du WROP.
R.L. & A.M.
Comment qualifieriez-vous votre relation avec les imprimeurs avec lesquels vous travaillez ?
D.C. Durant mes cinq années d’apprentissage, l’atelier dans lequel nous travaillions était juste au-dessus de l’imprimerie. Seize marches d’escalier nous séparaient. Dès que l’on commençait à descendre on entendait le bruit des machines. À une époque, le graphiste et l’imprimeur étaient une même personne. Avec le temps, le rôle du graphiste s’est précisé et la distance avec l’imprimeur a commencé à se former. Jusqu’à aujourd’hui où l’industrie graphique s’est tellement étendue et diversifiée que certains ne font plus de passage sur machine. Moi, tout comme d’autres collègues, je trouve que cela reste fondamental : l’imprimeur est un partenaire et non pas un fournisseur. Si vous le voyez comme tel, cela veut dire que vous êtes dans un rapport de force. Les imprimeurs avec qui je travaille sont des amis. On est dans une relation de confiance.
R.L. & A.M.
On imagine, par conséquent, que c’est moins compliqué pour vous d’obtenir l’autorisation d’un imprimeur pour venir expérimenter sur ses presses.
D.C.
Oui, bien entendu. Mais c’est au designer d’initier cette relation, quelque soit la technique avec laquelle il désire travailler : impression offset, sérigraphie ou jet d’encre. Pour moi, l’avenir c’est l’impression jet d’encre. Je pense que l’offset est destinée à disparaître dans dix ou quinze ans. La difficulté à résoudre aujourd’hui est d’arriver au même rendu avec l’impression jet d’encre qu’en offset. Le futur, ce sont les nouvelles technologies numériques.
J’ai discuté avec une étudiante qui fait justement son bachelor sur ces questions d’impression, et je lui ai expliqué une chose à mon avis importante : si l’on fait du design, c’est au service d’un problème, pour véhiculer un message. Le support imprimé étant le médium, il y a des impondérables économiques. Que vous vouliez vendre des chaussures en faisant une campagne d’affichage ordinaire, ou que vous fassiez le catalogue d’un super artiste, il vous faudra dans tous les cas rentrer dans le budget. Alors, la relation prix/impression est très importante.
C’est parce qu’elles sont chères qu’aujourd’hui les techniques manuelles ou traditionnelles — comme la lithographie ou la sérigraphie — se sont raréfiées dans les pratiques du designer et développées dans les arts plastiques. L’imprimé « analogique » garde le charme de ses erreurs, de sa salissure, de son aspect unique, ce qui est valorisé dans le champs de l’art.
Je pense que les designers doivent prendre le risque d’aller découvrir de nouvelles choses. Prenons l’exemple de Wolfgang Weingart : la partie la plus intéressante de son travail n’est pas son design « radical » ni sa posture « anti-Armin Hofmann » (l’élève contre le maître), mais plutôt ses expérimentations avec les films de sérigraphie. Il a compris le travail du sérigraphe, il a vu le potentiel créatif des films, des trames, de leur manipulation, du montage, … il en a pris possession et en a fait des affiches qui sont uniques. C’est à mon sens la réussite de Weingart. On peut également citer Wim Crouwel avec ses dessins de caractères qui se basent sur les nouvelles technologies de photocomposition ; ou bien April Greiman avec ses expériences sur le premier logiciel PageMaker. Elle a lancé la fameuse New Wave californienne.
Demian Conrad, Photolithogram on offset plate, Lausanne, 2011, 14,8 × 21 cm, utilisation d’une plaque offset comme papier photosensible.
R.L. & A.M.
Dans vos projets d’impression, vous collaborez souvent avec d’autres personnes ?
D.C.
J’ai une très bonne relation à distance avec un collègue de Londres, Fraser Muggeridge; on s’échange souvent des objets graphiques. Il est plus artisanal, lui s’inspire des Arts and Crafts de William Morris, tout en restant très contemporain. On a déjà fait une collaboration où il a pris mes impressions offset puis les a surimprimé en sérigraphie.
Récemment, j’ai également collaboré avec Alex Dujet du studio Futur Neue à Genève. Nous avons fait un workshop, intitulé Johannes & Alan, où l’on essayait de mettre en relation la technique d’impression digitale — en utilisant des algorithmes — et l’impression avec des caractères en plomb. Tout est imprimé à l’encre noire sur le même support pour brouiller un peu les pistes et expérimenter avec les erreurs que produit la rencontre des deux procédés.
Une autre facette de mon travail est une structure hybride, qui s’appelle Center for Future Publishing, que j’ai cofondée avec la HEAD de Genève. C’est un grand atelier où l’on se concentre sur les techniques d’impression digitale. On fait des projets expérimentaux où l’on détourne des imprimantes jet d’encre. L’idée n’est pas de répondre à la demande d’un client, mais plutôt d’effectuer une exploration. On tente de dépasser les limitations techniques. Par exemple en pré-impression, c’est-à-dire en générant des contenus via des algorithmes ; ou en impression, en essayant de hacker l’encre des cartouches et d’en changer le contenu. On le fait rarement en offset parce que c’est complexe, mais c’est infiniment plus compliquée et technique en jet d’encre. Par contre, en sérigraphie, on peut plus aisément avoir des encres personnalisées et artisanales.
L’objet le plus emblématique que l’on ait réalisé est la Perpetual Printing. On voulait savoir ce que pouvait produire plusieurs passages d’une même feuille dans la même machine. On a inventé un système de boucle qui nous permettait d’imprimer à l’infini — la feuille qui sort de la machine est la même que celle qui est chargée. Il y a différentes variétés de surimpressions qui se font selon le type d’algorithme que l’on envoie dans la machine. Vu que l’on surimprime l’encre de quatre cartouches — ce qui normalement ne se fait jamais en impression numérique — on arrive à des rendus chromatiques étonnants.
Demian Conrad et Alex Dujet, Johannes & Alan, workshop à la HEAD Genève, 2020, 50 × 70 cm, impression numérique et plomb.
Équipe du Center for Future Publishing, Perpetual Printing, Center for Future Publishing, Genève, 2018, 8 m², impression jet d’encre en boucle.
R.L. & A.M.
Y a-t-il des projets comportant une pratique expérimentale de l’offset n’ayant pas pu voir le jour, faute de moyens techniques, budgétaires ou autres ?
D.C. Je pense que le problème de tous ces projets expérimentaux, c’est qu’aujourd’hui malheureusement, on ne peut pas se battre contre le prix de l’impression digitale. Les procédés d’impression traditionnels prennent plus de temps et coûtent plus cher. Le dernier cas où nous n’avons pas pu réaliser un projet, c’était une carte de vœux pour l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. L’idée initiale était d’imprimer et d’utiliser une découpe laser en passant par Processing. On avait développé un script qui générait des formes complexes. Mais on s’est rendu compte en parlant avec des spécialistes que la découpe laser n’était pas rentable pour ce type de projet. On a dû mettre cela en attente et opter pour une découpe au plotter. C’est typiquement un exemple de projet que nous n’avons pas pu mener à terme faute de moyens.
R.L. & A.M.
Votre projet WROP est une exploitation de ce que l’on pourrait appeler une erreur d’impression, mais de ce fait, cette erreur change de statut et n’en est plus une. C’est un peu comme une mise en valeur d’une limite de l’objet technique. Est-ce que c’était en pleine conscience que vous vouliez « tordre » le procédé offset ? Ou bien était-ce beaucoup plus instinctif ?
D.C.
Je pense que le processus mis en place était très scientifique. L’idée est née du besoin de la Blackswan Foundation de communiquer sur les maladies orphelines. J’avais dessiné une couverture typographique qui fonctionnait bien, claire, forte, fondée sur une attitude américaine : tout en capitales, affirmée, pour véhiculer l’idée que l’on défend une cause et qu’on soutient une conviction. J’avais présenté le concept et le client avait accepté. Cela m’a donné l’idée de tenter une impression où chaque passage serait légèrement différent. Introduire de l’unicité dans la série, me rappelle les travaux de Muriel Cooper (responsable du département d’impression du MIT) dans les années 1980, mais aussi à des artistes comme John Cage — une de mes grandes références de jeunesse —, ou Brion Gysin et la poésie permutative.
Je me suis dit que ce serait intéressant de tenter avec l’offset, mais je n’avais vraiment aucune idée de comment procéder. Quand j’ai commencé ce projet, j’ai trouvé un ami imprimeur qui était intéressé. Le client m’a dit que c’était de la folie, car j’avais vendu le projet différemment, mais qu’on allait tout de même essayer. Il a finalement accepté de retarder la mise en place du projet. D’ailleurs, il est même venu sur machine. L’imprimeur avait mis à disposition une petite imprimante pendant deux demi-journées, parce que c’était plus pratique pour expérimenter. Ce n’est pas compliqué de faire fonctionner soi-même une presse offset, quelques journées de formation et vous savez la faire tourner. Le plus difficile, c’est d’arriver à faire de belles impressions. Finalement, j’ai testé des choses rudimentaires comme tamponner sur les rouleaux. L’idée, c’était de trafiquer et de voir ce qui allait se passer. Petit à petit, j’ai vu qu’il y avait des erreurs qui pouvaient amener à un résultat. Le processus, c’était vraiment : tenter, tomber sur une erreur, voir ce que cette erreur pouvait apporter et repenser tout le design.
C’est là où est le grand basculement — pour moi, mais aussi pour l’imprimeur —, parfois une erreur n’est pas une erreur, c’est une autre piste. À mon avis, il faut être capable de faire abstraction de nos a priori sur ce qu’on considère être « bien ». Parce que parfois, ces erreurs contiennent la clé de nouvelles solutions. Pour moi, c’est la grande difficulté de ce type de processus.
Demian Conrad, Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF) 12, Lausanne, 2013, impression avec la technique du WROP.
R.L. & A.M.
Qu’est-ce qui vous pousse à faire tant de recherches en impression ? À vous investir autant ?
D.C.
Je ne sais pas. C’est instinctif, émotionnel. C’est une question que je me pose chaque jour ! Pour l’instant, c’est à titre de recherche, ma mission n’est pas de changer le monde. Au début, je me suis rendu compte du problème que vous soulignez dans votre demande d’entretien : les imprimeurs ne sont pas tous ouverts à bricoler avec leurs machines. Vous devez vous imaginer l’effet que cela vous ferait si quelqu’un rentrait dans votre ordinateur et commençait à changer vos fichiers de place, regarder vos e-mails, etc.
Deuxièmement, j’ai vu que dans tous les pôles digitaux ou centres d’impression d’écoles, on ne touche pas aux imprimantes, on appuie sur un bouton et c’est fini. Je trouve qu’on subit un système dans lequel l’on est seulement exécutant. Les Hippies dans les années 1960 avec le DIY ont réussi à court-circuiter cela, comme certains postmodernistes, Ettore Sottsass par exemple, qui ont essayé de mettre le désordre dans des esthétiques qu’on appelait bourgeoises. Je me suis dit que si on veut expérimenter dans l’impression digitale, comme on le fait avec les presses traditionnelles, il faut pouvoir ouvrir l’imprimante sans avoir besoin de répondre à des impératifs économiques. C’est ce qu’on essaye de faire avec le Center for Future Publishing.
R.L. & A.M.
Vous avez de multiples casquettes : designer, enseignant, chercheur. Comment ces différentes facettes de votre travail se nourrissent entre elles ?
D.C.
J’ai le sentiment que le marché de l’emploi actuel tend à une hyperspécialisation. J’ai pu côtoyer des camarades qui ne font que des couvertures de romans. Moi, j’ai des doutes concernant ce modèle-là. D’accord, on devient le meilleur designer de couverture mais le souci, quand on a un savoir verticalisé, c’est comme si on était dans un silo : on ne sait pas ce qui se passe ailleurs et on perd la vision horizontale. Je suis personnellement pour cette horizontalité des savoirs. Avant, on parlait d’« esprit de la Renaissance », cela signifiait être moins dans la profondeur mais avec une meilleure vue d’ensemble. Donc avoir davantage une position de directeur artistique que de technicien de pointe.
Pour finir, avec ma diversité de pratiques, je peux cartographier une réalité plus ample et non plus simplement une petite niche. Cela permet aussi d’utiliser des expérimentations provenant d’un travail de recherche ou d’un workshop pour un projet de commande.
R.L. & A.M.
Qu’est-ce que pour vous un ouvrage exemplaire ?
D.C.
Irma Boom, qui est un peu la princesse du livre, nous dit que la plupart des livres qu’elle voit dans les librairies devraient, à son sens, rester en PDF. Il est très important de se demander pourquoi faire un livre et l’imprimer. Pour moi, c’est la première chose : le livre doit avoir une qualité comme tel, une raison pour ne pas simplement rester en ligne. Ça fait bientôt 500/600 ans que l’on fait des livres imprimés grâce à Gutenberg, donc ce n’est pas évident de mettre au défi ce qui existe déjà.
Je pense à deux types d’ouvrages très différents par lesquels je peux être séduit. Mais cela reste très personnel. Il n’y a pas le meilleur livre, le meilleur design, il y a des solutions et surtout beaucoup de subjectivité. D’abord, le livre Ruder Typography Ruder Philosophy, pas tant pour son contenu, bien qu’il soit très intéressant, que pour sa lisibilité. Il a été mis en page par Helmut Schmid — élève d’Emil Ruder. Il y avait Armin Hofmann, Emil Ruder, puis la voix de Weingart qui a cassé un peu les codes, et lui c’est le Weingart silencieux. Bien qu’il soit de la même génération, il a eu moins de succès que Weingart car il était beaucoup plus discret, mais il a fait un travail d’une délicatesse incroyable. Donc, pour en revenir au livre, quand je vois une double page composée en Univers corps sept, que je commence à rentrer dans le texte je prends beaucoup de plaisir à lire, c’est tellement élégant. Je sens vraiment le livre, et le livre, c’est la lecture. C’est le travail d’un grand typographe qui a compris ce qu’est un livre, ce qu’est le papier, ce qu’est l’interface, le médium, et c’est un réel bonheur.
Un autre exemple, bien différent, serait le travail d’une étudiante des Arts Décoratifs de Paris, Louise Drulhe, qui s’appelle L’atlas critique d’internet. J’ai l’impression qu’en France, il y a cette mouvance open source, creative common, etc. que j’apprécie. Ce livre, je le trouve moins attrayant d’un point de vue typographique et graphique, mais le sujet est fascinant. Il pose des questions comme : qu’est-ce qu’internet ? Comment le visualise-t-on ? Donc je trouve d’abord ce livre exemplaire par l’intérêt son contenu. Ensuite, il est tiré à un seul exemplaire et relié à la main. C’est un objet hybride entre la technologie et l’artisanat. Bien qu’il soit un peu brouillon, bizarre ou maladroit par endroit, c’est une maladresse intelligente. Une maladresse d’exploration qui dit que le livre peut être différent, surprenant. On pouvait commander ce livre en différents formats, A4, A3, carré, paysage, portrait super allongé, et à chaque fois la mise en page s’adaptait. Alors, ça créait des fictions, des accidents. Il est donc à l’opposé du livre d’Helmut Schmid qui, lui, a la maîtrise totale des proportions, des espaces, de l’ergonomie, de la typographie ; c’est comme rouler en Bentley. Alors que dans le livre de Louise Drulhe, vous roulez dans un prototype à moteur électrique, tout est automatique, vous ne savez pas où vous allez, si vous allez provoquer un accident. Mais vous sentez que vous êtes dans quelque chose de nouveau. Voilà deux extrêmes de ce que je peux aimer dans le livre.
R.L. & A.M.
Que veux dire pour vous « expérimenter en design graphique » ?
D.C. L’expérimentation peut avoir plusieurs intentions. Si je me réfère à Bruno Munari, l’une de mes premières références : l’expérimentation c’est prendre les ingrédients que l’on a à disposition et les mélanger de toutes les manières possibles pour voir s’il y a quelques nouveautés, quelques accidents. Mais, conjointement, je voudrais la pousser dans une direction conceptuelle. Pour moi, expérimenter, ce n’est pas seulement avec la matière ou les processus, mais c’est aussi avec la pensée. Je dirais qu’expérimenter, c’est avoir le courage d’explorer de nouveaux concepts. Et comme disait si bien Edward de Bono — qui était mon professeur à l’université de Malte et l’inventeur du lateral thinking — « il faut toujours défier ce qu’on pense être la pensée standard ». Et si une tasse, au lieu d’être ronde, était triangulaire ? En tout cas, aujourd’hui, on ne souffle plus le verre, on le moule. Alors on n’a plus besoin d’avoir cette forme circulaire hérité des souffleurs de verre. Est-ce que le livre doit être encore imprimé sur papier ? Doit-il être d’un format utilisable par nos mains ? Est-ce que le livre ne pourrait pas être un grand atelier ? Avoir cette compétence de défier et d’explorer les idées, c’est aussi une forme d’expérimentation.
Entretien réalisé par Romain Laurent et Alan Madic le 18.03.2021.