Xavier Antin
11.03.2024
Propos sur la fabrique des nuages
À l’occasion du workshop DIY Print Process à l’ÉSAD Valence en automne 2022, rencontre avec Xavier Antin, designer graphique de formation devenu artiste plasticien. Avec comme point de départ la question « comment faire autrement », cet échange aborde le rapport entre l’homme et la machine, la posture du hacker et la réappropriation des moyens de production et d’impression. Nourri du récit de la révolte artisane des Luddites et de questionnements écologiques, Xavier Antin s’est engagé depuis 2022 dans la création d’un tiers-lieu culturel en zone rurale.
Tomy Croze & Claire Allanos
Tu es à l'origine d'un projet collectif pour lequel vous réhabilitez actuellement une ancienne fabrique de tissus en Isère pour en faire un lieu d'habitation mais aussi d’expérimentation, de résidence et de transmission. Son nom, « La fabrique des Luddites », vient d’une révolte sociale d’artisan·es britannique qui se sont insurgé·es contre la mécanisation de leurs métiers, peux-tu nous parler de cette histoire ?
Xavier Antin Au début du XIXe siècle, les Luddites étaient des tisserand·es au cœur de l’Angleterre, une région majeure de production de tissus à l’époque. L’Angleterre était alors le leader mondial de la production de textiles, avec une production qui se déroulait principalement dans des villages, des petites villes, et des ateliers partagés, directement chez les habitants. Cette production n’était pas encore totalement industrialisée, mais elle était étroitement intégrée au tissu social et économique de la société. Cette période marquait également le début du développement du capitalisme en Angleterre et de la première révolution industrielle. Cela a amené diverses innovations dans la fabrication qui augmentaient la capacité de production, mais exigeaient d’importants investissements. Deux choses se produisaient en parallèle. D’une part, pour investir dans ces nouvelles machines plus efficaces, il fallait du capital, souvent détenu par de grands entrepreneurs et des propriétaires fonciers comme les Lords. D’autre part, il y avait des préoccupations quant à l’impact sur la qualité de la production et sur le sort des travailleur·euses. La production en masse au détriment de la qualité pouvait nuire aux artisans indépendants, à l’économie locale et au maillage social que cette activité avait créé. En conséquence, de nombreux·ses tisserand·es indépendant·es se sont unis pour se révolter contre l’introduction de ces usines modernes équipées de machines. Les termes « Luddites » et « Néo-luddites » sont aujourd’hui souvent associés à une opposition à la technologie, alors que la principale préoccupation à l’époque était en réalité l’accaparement des moyens de production au détriment de l’aspect social, par les détenteurs de capital. En fin de compte, il s’agissait davantage d’une des premières luttes anticapitalistes que d’une opposition à la technologie. Alors comme le tiers-lieu est une ancienne fabrique de tissus, cela avait du sens de faire appel à cette histoire qui reflète la lutte pour la réappropriation des moyens de production, tout en contribuant à la construction d’une économie et d’un système social équilibrés.
Des tisserand·es luddites attaquant une usine (1844),
Gravure sur bois, publiée en 1893, illustration libre de droits
T.C. & C.A.
Justement, quel est le lien que tu fais entre ce mouvement social du XIXe siècle et ce lieu que tu réhabilites actuellement ?
X.A. Cet endroit est un lieu de vie pour une dizaine de personnes, mais c'est aussi une association qui se dédie au soutien à la recherche, à l'expérimentation et à la transmission de pratiques nouvelles au croisement de l'art, de l'artisanat et de l'écologie. Pour cela elle accueille des artistes en résidence, initie des projets divers en partenariat avec des acteurs du territoire et mène des ateliers et actions de transmission auprès des publics. Nous voulons expérimenter des manières d’orienter la production artistique et artisanale en plaçant l’humain et l’écologie au cœur des préoccupations. Prêter attention à l’écosystème social tout comme à l’écosystème naturel. Au delà de ça, les questions qui nous intéressent : Comment s’appuyer sur des pratiques artistiques étendues pour faire société ? Comment pouvons-nous créer un rapport à la production artistique qui fasse société, plutôt que de simplement produire des objets artistiques destinés à être observés, vendus, et qui ne profitent qu’à une élite restreinte ?
T.C. & C.A.
Dans ce récit, les ouvrier·ères en révoltes vont jusqu’à casser les machines. Et ce que c’est l’idée de résistance face à un système ou à un marché qui rapproche les luddites de la façon dont tu envisages ce lieu de création ?
X.A.
Oui bien sûr, c’est l’idée de la résistance, mais aussi de réexaminer cette histoire, de manière à contribuer à la formation d’une identité initiale pour ce projet. Cela donne une première intention et une orientation un peu politique à cette initiative. Cela s’inscrit dans la nécessité de soulever des questions cruciales, car de nombreux·euses artistes, institutions, et étudiant·es en art et design se demandent : « Que faire après l’école ? » « Quelle est la suite pour un·e artiste, après avoir eu trois à cinq ans de carrière qui ont plutôt bien fonctionné, et comment gérer l’après ? » Parce que le passage de l’un à l’autre est assez rapide.
D’ailleurs, lorsqu’on organise des expositions qui ont du succès, on se pose la question de savoir si cela ne risque pas de perdre l’intérêt initial. C’est une réflexion qui m’a personnellement traversé. On crée un objet, on le présente au public, il rejoint une collection, ce qui permet de gagner de l’argent pour poursuivre son travail. Cependant, j’ai également eu l’impression que cela ne servait à rien d’autre qu’à assouvir mes besoins financiers et à nourrir un égo qui, pour ma part, n’est pas placé là. Ça ne me satisfait pas, et surtout ça me met mal à l’aise lorsque les gens me demandent : « Tu fais de superbes œuvres, mais qu’en est-il des questions écologiques ? Ce n’est pas la société Total qui a acheté ton travail ? » Je veux être capable de répondre à ces questions, même si je n’ai pas de pièces chez Total. Il est essentiel de comprendre que la plupart des artistes sont encore à la recherche de réponses à ces questions, car le domaine de l’art est devenu une partie du problème, en raison de sa forte dépendance envers un marché très spéculatif. Il repose souvent sur le mécénat de grandes entreprises ou sur l’État pour légitimer le travail en intégrant des collections publiques, qui, soyons honnêtes, constituent également une forme d’élitisme culturel. Je ne suggère pas que tout l’art doit être populaire, mais il est nécessaire de continuer à interroger constamment cet espace complexe, car l’enjeu est la démocratie.
La Fabrique des Luddites, tiers-lieu culturel en chantier.
1415 Chemin des Martinons à Chatte.
T.C. & C.A.
La fabrique des luddites se situe dans la vallée de l’Isère, en périphérie d’un bourg, donc pas forcément accessible par hasard. Est-ce que c’était une nécessité particulière ou un concours des circonstances ?
X.A C’est complètement une nécessité. D’abord, c’est la région dont je suis originaire, et je ressentais un désir de revenir ici. En plus de cela, les défis inhérents à la vie à la campagne, en dehors des centres urbains, obligent à agir de manière différente. Par exemple, pour organiser une exposition en milieu rural, tu es obligé de ramener le public et de les intéresser, sinon, il risque de n’avoir que dix visiteur·euses. Cela soulève la question de savoir si l’organisation d’une exposition est la meilleure approche ou si ne faut pas plutôt faire d’autres projets qui ont du sens, comme un projet collaboratif avec les habitant·es. Ou par exemple, est-ce que faire une sculpture pérenne dans l’espace à un sens ? Parce que ça va être là comme une verrue au milieu de la forêt. C’est un espace qui se projette comme un lieu de production avant tout, ce qui signifie que même si un espace d’exposition est prévu, il sera polyvalent et pourra accueillir diverses activités, peut-être même que les expositions seront traitées de manière différente de celles dans un centre d’art traditionnel : c’est un espace d’expérimentation visant à explorer des modes de production alternatifs. Par exemple, si tu veux faire une structure en résine en pleine campagne, tu es beaucoup plus conscient de l’impact environnemental de ce que tu produis parce que tu réalises que tu ne sais même pas où éliminer les résidus de résine que tu as achetés. Cette prise de conscience est plus aiguë en milieu rural que dans un environnement urbain. De plus, il y a la question de coexister avec des habitantes, des visiteur·euses de passage, des activités de restauration, un jardin, et des ateliers qui encouragent des pratiques artisanales. L’objectif est de cultiver des savoir-faire et de les croiser. Bien entendu, c’est l’objectif idéal, et il existe de nombreux autres endroits s’intéressant à ces questions, mais ajouter un lieu de plus à cette démarche est toujours préférable à un de moins.
Entretien du terrain par ses occupants,
Fabrique des Luddites, Chatte.
T.C. & C.A.
Lorsque nous avons visité le lieu, nous n’avons pas seulement fait une visite des bâtiments, nous avons compris qu’il y avait une attention particulière et un soin apporté aux échanges entre les espaces intérieurs et extérieurs. C’est une co-dépendance, qu’on retrouve souvent dans tes projets notamment dans An epoch of rest 1. Cette relation au lieu et à la nature environnante, semble tout particulièrement importante, est-ce la raison pour laquelle nous retrouvons l’esprit de la permaculture dans ton travail ?
X.A.
Il y a effectivement des éléments qui abordent, dans une certaine mesure, les questions du vivant et de la nature. Mais j’ai consacré une grande partie de mon intérêt aux technologies, à l’évolution des êtres humains, aux avancées techniques dans l’histoire, ainsi qu’aux dispositifs de production et à leur influence sur les sociétés. Cela concerne la notion d’écosystème, mais va au-delà pour englober l’écosystème social. Néanmoins, je ne dirais pas que cela ait été un cheminement naturel vers la permaculture. En réalité, les principes de la permaculture présentent des éléments très intéressants qui sont clairement des principes et des règles de design, similaires à ce que le Bauhaus a pu établir à son époque. Un design où la forme devrait découler de la fonction. Cependant, ces principes généraux ont évolué à l’époque de la modernité, mettant l’accent sur la culture pour le plus grand nombre, la technologie comme moyen de démocratisation, et la croissance comme une force positive.
De nos jours, ces pensées modernistes ont été bouleversées. La question de diffuser de nouvelles idées par le biais d’objets est également moins présente, car aujourd’hui, nous ne sommes pas tant dans la création de nouveaux concepts, mais plutôt dans leur redécouverte. Par exemple, la permaculture ne repose pas sur l’idée de tout réinventer, ni d’établir de nouveaux principes de modernité pour une nouvelle ère. Dans la modernité et dans les projets modernes, il y avait souvent une tendance à remettre en question le passé, à faire table rase de l’histoire. Cependant, la permaculture est radicalement différente dans sa démarche, puisqu’elle plonge profondément dans une synthèse de connaissances historiques bien établies. C’est d’abord passé par un ensemble de pratiques agricoles qui remontent aussi bien à l’époque médiévale qu’à l’ère pré-industrielle. Elle explore également les techniques employées par les maraîcher·es en banlieue parisienne au XIXe siècle. Iels utilisaient des méthodes spécifiques, telles que l’aménagement de jardins entourés de murs élevés pour créer des microclimats, la culture sur buttes pour maximiser la production sans déplacer les cultures. Iels utilisaient également une quantité importante de déchets produits par la ville de Paris ; provenant à l’époque principalement des chevaux utilisés pour les transports en ville. En fin de compte, ces maraîcher·es cultivaient principalement sur des buttes de fumier plutôt que directement dans le sol.
Tout ça pour dire que la permaculture c’est autant ces pratiques urbaines que des savoirs ancestraux, notamment celles des Amérindien·es. À titre d’illustration, la permaculture amérindienne repose sur une construction relativement scientifique de connaissances empiriques, appliquées à l’agriculture et a conduit à la redécouverte de principes généraux ultra simples comme la co-dépendance. Elle prend comme point de départ l’idée de « faire avec ce qui existe ». Cela découle de deux réalités : premièrement, il est souvent impossible de faire autrement, et deuxièmement, c’est une approche plus économe en énergie de collaborer avec les éléments existants que de repartir à zéro. En termes de design ce sont des notions déjà existantes, concentrées dans l’adage « less is more ». Ces principes sont déjà là, et si vous les appliquez en dehors du domaine de l’agriculture, en les transposant sur la manière de gérer la vie et les interactions humaines, cela revient à adopter une approche plus pragmatique. Au lieu de tenter de convaincre tout le monde d’un seul point de vue, l’idée est de convenir de principes de base et de chercher à résoudre les conflits en apprenant à collaborer. Cela diffère de l’approche traditionnelle en politique, où l’objectif est souvent de faire adhérer tout le monde à un même projet. Si tu veux convaincre tout le monde que tu as raison, soit tu fais une secte, soit tu fais un parti politique hyper convainquant qui a des messages très séduisant à la télé. Dans le monde du design, il y a une certaine déconnexion par rapport à cette vision, on fait des designer·euses auteur·ices, on essaie de maintenir une culture de l’individualité. Cependant, il reste la question de l’emploi de ces individu·es. Souvent, iels sont confrontés à la frustration des conditions de travail, tout comme les artistes.
Actuellement, il y a un très grand nombre d’artistes, et il est très compliqué de leur dire : « Vous avez bien réussi à l’école, vous avez votre portfolio, c’est fantastique, vous êtes prêts pour le monde professionnel. Maintenant, battez-vous, que la·e meilleur·e gagne. Seulement 1 % d’entre vous pourront en vivre. » C’est un projet politique périlleux, et il est difficile de se projeter dans l’avenir en adhérant à cette vision. Jamais dans l’histoire il n’y a eu autant d’artistes et de designer·euses formés que ces dernières décennies. La question essentielle est donc : Comment pouvons-nous développer des pratiques artistiques qui s'intègrent différemment dans la société que par le marché ?
T.C. & C.A.
Pour en venir plus précisément à ton travail, tu as souvent interrogé le système de production actuel, développement hérité du taylorisme2 et de la division du travail. C’est notamment le cas dans ton projet Just in Time, or A Short History of Production. Qu’est-ce qui te pousse à questionner ces processus industriels ? Quelles sont leurs relations à l’art et en quoi cela te semble être un enjeu actuel ?
X.A. C’est parce que je viens du design graphique, et comme beaucoup de graphistes, j’étais fasciné par les techniques d’impression. Souvent, je collaborais avec des personnes qui n’avaient pas beaucoup d’argent, donc il fallait trouver des moyens de produire en petites séries, allant de quelques dizaines à quelques centaines d’exemplaires, et l’impression offset classique ne s’y prêtait généralement pas. Aujourd’hui, la technologie a évolué, et l’impression offset à 300 exemplaires est rentable grâce à l’utilisation de l’offset UV. Parallèlement à cela, je m’intéressais à d’autres techniques. Pour le projet Just in Time, je m’intéressais vraiment à la notion de production. J’ai utilisé divers types de machines provenant de différentes époques, telles que des imprimantes de bureau et des duplicateurs, quatre machines de procédés et d’époques différentes qui avaient chacune leurs factures et qui permettaient de produire à des échelles moindres. Elles portaient avec elles une charge historique qui m’intéressait énormément car elles avaient été utilisées dans divers contextes de production alternative. En tant qu’amateur d’histoire, j’ai toujours cherché à établir des liens historiques pour contextualiser les phénomènes actuels, les mettre en perspective et comprendre leurs origines. Je m’intéresse également à la compréhension approfondie des technologies, à leur sens intrinsèque et, parfois, remonter à ce qui les a précédé permet de mieux les appréhender. Cela soulève des questions sur l’influence des technologies sur les sociétés et leur structure sociale.
Installation de la chaîne d’impression en quadrichromie,
Just in Time or a Short History of Production, 2010.
Extrait de l’édition Just in Time or a Short History of Production, 2010.
T.C. & C.A.
Lors de nos précédents échanges et dans certaines interviews, tu parles souvent de la ré-appropriation des moyens de productions et du moment où les outils industriels se démocratisent et atteignent l’espace domestique, c’est notamment le cas dans Printing at Home, un manuel pour détourner son imprimante de bureau. Qu’est-ce que l’accessibilité de ces outils techniques change dans notre rapport aux productions quand le·a récepteur·trice devient aussi le•a producteur·trice ?
X.A.
En réalité, ce qui m’intéresse, c’est de revenir sur cette histoire. Même si nous sommes peut-être de générations différentes, nous partageons le fait que nous vivons à une époque où nous avons la capacité de créer, diffuser et recevoir des contenus. Nous sommes à la fois des émetteur·trices et des récepteur·trices. J’ai grandi avec Internet, et je ne me suis jamais posé la question de l’imprimante de bureau. C’est plutôt une volonté de retour en arrière, de découvrir d’où cela vient et de réaliser que cela n’a pas toujours été aussi simple. Pouvoir imprimer et diffuser soi-même est synonyme d’autonomie, une forme de démocratisation de l’accès à l’information, qui a commencé à se développer à cette époque. Auparavant, cela était bien plus compliqué, car il fallait se rendre chez un·e imprimeur·euse qui assumait la responsabilité juridique de ce qu’iel imprimait. Donc, s’iel diffusait un message qui ne convenait pas à l’ordre public, iel risquait des poursuites. Dans certaines situations, les imprimeur·euses risquaient même la prison. Tout cela engendre un contrôle très strict sur les choses, sur le pouvoir public, sur l’information.
Par conséquent, lorsque tu as une machine qui te permet d’imprimer chez toi et de diffuser n’importe quelle idée que tu portes à quelques dizaines, voire centaines d’exemplaires, c’est un pouvoir politique considérable. Et ça, c’est nouveau à la fin du XIXe siècle. Tout cela pour dire que notre relation actuelle avec la technologie et la circulation de l’information est relativement récente dans l’histoire. Revenir en arrière pour étudier les ancêtres et les objets liés à cette histoire nous permet de raconter des récits. En ce qui concerne Just in Time, nous pouvons constater qu’il existe un héritage de ces machines, qui ont été utilisées à différents moments clés sur le plan politique et dans le contexte de la libération de publications éditoriales à divers moments de l’histoire.
T.C. & C.A.
Et concernant Printing at Home, quelle était la volonté
du projet ?
X.A. En ce qui concerne Printing at Home, j’étais fasciné par le DIY (Do It Yourself), la possibilité de fabriquer ses propres outils. Posséder la connaissance et la maîtrise de chaque étape de production signifie que tu n’es pas simplement la personne qui appuie sur le bouton pour lancer l’impression. Et quand la veille de la remise de ton mémoire, l’imprimante refuse de fonctionner, parce qu’elle prétend qu’il n’y a plus d’encre dans la cartouche jaune, alors que tu as juste envie d’imprimer en noir, à ce moment là, tu es dans le pétrin. Cette situation vous rend totalement tributaire de la technologie. C’est pourquoi savoir comment réparer et bricoler une technologie est essentiel. Il s'agit souvent de désactiver un capteur ou de faire croire à l’imprimante que tout fonctionne correctement. C’est un processus très organique et assez archaïque. Printing at Home c’est cela. J’étais intéressé par les mouvements mécaniques de la machine et je voulais les rendre visibles. Je voulais également raconter des histoires et faire des blagues. Je me suis alors demandé si montrer les résultats comme une démonstration était réellement intéressant, et la réponse était mitigée. Je préférais finalement juste la machine telle qu’elle était, comme une idée, ce qu’elle renferme comme potentiel lorsqu’on l’observe, avec cette tension entre son capot en plastique et les éléments qu’elle contient. Par conséquent, j’ai réfléchi à la meilleure manière de rendre compte de ce projet, et j’ai réalisé qu’il s’agissait essentiellement d’un manuel de piratage d’imprimante, car cela s’inscrivait dans une volonté de la démocratisation et du partage de connaissances alternatives.
Printer Burn out, Extrait de l’édition Printing at Home, 2010.
T.C. & C.A.
À propos de la Fabrique des Luddites, pourquoi est-ce que c’était important pour toi de créer un lieu qui amène une façon différente de travailler et de penser la création ?
X.A. J’ai toujours été intéressé par les processus de création et les questions des moyens de production. J’ai eu un parcours d’autodidacte où j’ai été amené à apprendre de différentes façons et j’avais envie de créer un lieu qui encourage ce type d’expérience. Au lycée j’étais passionné de musique, avec des amis on avait monté un label dans lequel je m’investissais beaucoup. En terminale, j’avais pour projet de faire une pause après le baccalauréat pour me consacrer à la musique, mais mes parents voulaient quand même que je fasse des études supérieures. Alors on avait négocié : soit ils me permettaient de poursuivre la musique, soit je ne me présentais pas au bac. J’ai donc fait un BTS en communication des entreprises par correspondance au CNED tout en partant en tournée, pour avoir un parcours auquel me raccrocher si jamais. Ce qui a été le cas. C’est par la musique et le label que je me suis intéressé au graphisme et que je l’ai appris en autodidacte. Plus tard, j’ai intégré l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs en troisième année. Il y avait de supers ateliers, mais je n’ai jamais suivi de cours de céramique, de travail du bois ou du métal, j’ai appris ces compétences par moi-même, comme beaucoup d’autres, en utilisant des tutoriels YouTube. Par la suite, j’ai intégré le Royal College of Art à Londres, dans un département hybride entre art et communication.
T.C. & C.A.
Donc c’est parce que tu as eu un parcours autodidacte et composite que tu as eu la volonté de recréer un endroit avec cette façon d’apprendre et de faire ?
X.A. C’est l’idée d’apprendre en pratiquant. C’est quelque chose que j’ai toujours privilégié. Cependant, quand je suis arrivé en troisième année aux Arts Décoratifs, j’ai ressenti un éloignement par rapport à cette notion de « faire », et l’accès à cette dimension pratique était compliqué. Il fallait souvent négocier avec les technicien·nes des ateliers pour obtenir l’autorisation de faire à peu près ce que l’on souhaitait. Tout était complexe, et les instruments coûtaient cher, ce qui signifiait que nous ne pouvions pas les utiliser à notre guise. De plus, personne ne nous enseignait vraiment les techniques, car on considérait que c’était une perte de temps, et l’idée était que nous nous débrouillions par nous-mêmes. En fin de compte, on tâtonnait et on s’en sortait comme on le pouvait. Tout cela m’a permis de réaliser que les écoles d’art et les écoles d’arts appliqués avaient également leurs imperfections. Il n’y avait pas de cours d’InDesign ou de Photoshop, et j’avais appris autant en bricolant par moi-même avant d’arriver là-bas. Il suffisait de passer quelques nuits à expérimenter. Si tu cherches des cours techniques, il faut se tourner vers des écoles privées, où l’enseignement est axé sur l’acquisition de compétences techniques pour devenir un professionnel dans ce domaine. En revanche, dans les beaux-arts et les écoles d’arts appliqués, on te destine à devenir un artiste-auteur·ice. Par conséquent, l'enseignement des aspects techniques est vu comme une perte de temps. On se retrouve à se prendre la tête sur des concepts pour essayer de créer quelque chose de génial, alors qu’en réalité, si tu ne maîtrises pas les outils, tu ne sais rien faire. Et ça crée un grand désarroi. Aucun système n’est parfait. Même lorsque vous apprenez par vous-même. Passer du temps à maîtriser une technique demande beaucoup d’énergie mentale. C’est une recherche d’équilibre, c’est pourquoi je ne suis jamais devenu un véritable expert capable de reprogrammer complètement l’imprimante. Je ne sais pas comment faire cela, mais je sais simplement jouer avec l’imprimante pour la tromper et lui faire croire que tout se déroule bien alors que pas du tout.
Ouvrir la boîte noire, photo issue de l’interview vidéo Xavier Antin – l’atelier A, 2015, Arte.
T.C. & C.A.
Notre dernière question est autour de William Morris que tu cites souvent et sa nouvelle News from Nowhere, qui a même été le titre d’une de tes expositions en 2014. Ce livre est une utopie socialiste qui se base sur la mise en commun des biens, des connaissances et le contrôle démocratique des moyens de production. Envisages-tu la Fabrique des Luddites comme une sorte de mise en œuvre de News from Nowhere en 2022 ?
X.A.
Je ne suis pas sûr, tout ce que je fais, c’est donner vie au projet, et en réalité, j’aurais aimé que cela soit davantage un effort collectif avec mes ami·es, mais ils m’ont tous dit qu’il fallait que quelqu’un s’y investisse au départ et que je devais commencer, et qu’ils me rejoindraient par la suite. Si tu veux que quelque chose existe, tu dois lui donner vie pour que d’autres y croient, et plus il y a de gens qui croient en cela et qui y apportent leur énergie, plus cette chose devient un récit plus vaste qui dépasse ton propre contrôle et se développe dans des directions. Pour l’instant, c’est principalement façonné par mes récits, parce que c’est moi qui porte le projet, mais peut-être que dans dix ans ce sera différent. Donc actuellement on peut établir cette connexion, parce que je pense qu’il y a plus de similitudes entre le XIXe et le XXIe siècle qu’entre le XXe et le XXIe siècle. Il y avait de nombreux problèmes sociaux et des inégalités très fortes qui ressemblent à ce que l’on voit aujourd’hui. Iels ont eux aussi dû faire face à des questions de qualité de l’air et de l’environnement. Aujourd’hui, même si c’est abordé différemment, nous sommes également confrontés à des choix politiques. Au XXe siècle, ces choix étaient principalement à faire entre communisme et capitalisme.
Aujourd’hui, des dualités surgissent également, mais elles sont plus complexes. Au XIXe siècle, la situation n’était pas non plus aussi manichéenne. Il y avait énormément de socialisme utopiques, allant de l’anarchisme aux « familistères » de Fourier. De nombreuses idées ont émergé, ont été écrites et théorisées mais sont restées inexplorées ou mises de côté au XXe siècle. Comme si, par une sorte de sélection naturelle, le communisme avait prédominé. Il faut se rappeler qu’à la fin du XIXe siècle, il y avait des attentats anarchistes à Paris, il y avait la Commune de Paris... Ces nombreux mouvements n’étaient pas nécessairement communistes, mais plutôt socialistes. En tout cas, il y avait de nombreuses réflexions sur la façon de travailler, d’être et d’échanger au sein d’une société qui nécessitait une réinvention. Et aujourd’hui, nous nous reposons ces mêmes questions.
Entretien réalisé par Tomy Croze et Claire Allanos, 11.2022.
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News from Nowhere, or an Epoch of Rest est une nouvelle publiée en 1890 par William Morris, penseur britannique. Il projette une vision d’une Angleterre au XXIe siècle, retournée à la nature, sans structure politique et sans capital. Une utopie où les relations sociales se construisent à travers l’artisanat et la production d’objets. ↩
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Le taylorisme est une doctrine fondée sur la division du travail. Pensée par l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor à partir des années 1880, elle met en place une forme d’optimisation et d’organisation de la chaîne ouvrière, ayant pour but de fournir un rendement maximum. ↩